L'APHORISME ou C’EST UN PEU COURT JEUNE HOMME

par Jean-Paul GIRAUX

 

 

Aphorisme et poésie  

S’étonnera-t-on de voir figurer une prose brève dans une rubrique normalement consacrée à la poésie ? Ce n’est pas certain si on veut bien admettre que l’aphorisme fait partie de l’arsenal de nombreux poètes – et pas seulement des surréalistes – de même qu’il présente quelques affinités avec ce que notre époque se plaît souvent à apprécier dans la poésie : condensation, fulgurance, langage rythmé et parfois sibyllin.

 

 

 

 

On demande une définition  

 

 

 Encore est-il nécessaire de s’entendre sur ce qu’est l’aphorisme. Car ce qui rend nos rapports délicats avec les différents objets de la littérature, c’est qu’on a toujours le plus grand mal à les ranger dans un tiroir. Une manière bien à eux d’avoir mauvais genre ! Qu’est-ce qui, par exemple, permet de distinguer l’aphorisme de ces autres formes brèves que sont, en vrac, le proverbe, l’épigraphe, l’histoire drôle, le slogan, la devise, la définition, le théorème, la pensée, la maxime, et même l’haïku ? On ne risque rien à interroger les augures. 

 

 Pour le robert, qui se veut classique tout en respectant l’usage multiforme dont il relève, l’aphorisme est “une formule ou prescription concise résumant une théorie, une série d’observations ou renfermant un précepte”. Le dictionnaire, qui prend ainsi en compte les origines plus ou moins scientifiques de l’aphorisme (le mot « prescription » renvoie à la pratique médicale), donne logiquement pour exemple les aphorismes d’Hippocrate : “Ars longa, vita brevis” (L’art est long, la vie est brève) est la traduction latine que les pages roses (du Larousse, cette fois) proposent – dans sa version abrégée – du premier d’entre eux.

  Plus subtile, l’Encyclopédie Universaliste le voit plutôt comme une sorte de miroir (genre « spéculaire ») dont le jeu éblouit l’œil et pousse à la « réflexion » : un éclat de pensée. Le rédacteur insiste sur ce critère de « spécularité » qui permet de différencier l’aphorisme de ses concurrents immédiats en l’éloignant de toute préoccupation normative ou simplement mnémotechnique. Pour lui, “le caractère réflexif de l’aphorisme est lié à l’introspection, tandis que la visée universelle de la maxime provient de l’observation des autres”, ce que le poète Marc Alyn semble avoir intégré dans sa pratique en rassemblant ses aphorismes dans un “Carnet d’éclairs” dont voici deux échantillons :

“Avant l’orage, rentrer le blé de la parole”.

“La parole tue les choses qu’elle désigne, mais ce meurtre les fait exister”.

 Pour sa part, Arrabal – cité par Claude Gagnière (Des mots et merveilles) – se soucie peu des origines, du bon docteur Hippocrate comme des miroirs dont Jean Cocteau disait qu’ils “feraient bien de réfléchir un peu avant de renvoyer les images”. Lui, c’est d’abord en poète qu’il définit l’aphorisme : “Un art du raccourci, rehaussé par la soudaineté, pimenté de surprise et touché par la grâce”.

Le poème n’est réellement pas très loin !  

 De l’inconvénient de faire court  

 Cette grâce, tout le monde ne la voit pas, et l’aphorisme a ses détracteurs, y compris parmi ceux qui ne répugnent pas à en faire largement usage (lucidité ?). C’est le cas de Jules Renard qui, dans son Journal, ne se prive pas d’ironiser à son propos : “Prononcer vingt-cinq aphorismes par jour et ajouter à chacun d’eux : Tout est là”. Que dit-il ? Tout bonnement que l’aphorisme, pour peu qu’il prolifère, relève de l’industrie du spectacle (c’est un poseur) et que c’est à peu de frais qu’il permet de s’installer dans le péremptoire et le définitif. Bref, le raccourci exclut la nuance, et si bien, que Léautaud a pu noter en ricanant : “Il n’est pas de sentences, de maximes, d’aphorismes, dont on ne peut écrire la contrepartie”.  

D’où les multiples occasions par lui offertes à l’irremplaçable parodie qui donne à voir en même temps l’avers et le revers de la même médaille :

 Les absents ont toujours tort de revenir (Jules Renard).

Le soleil ne luit pour personne (Eluard).

L’argent ne fait pas le bonheur des pauvres (Coluche).

  D’où, peut-être aussi, ce goût quelque peu abusif de l’aphorisme pour le paradoxe dont la trajectoire paraît trop calculée pour être tout à fait sincère. De ce point de vue, contre le proverbe un peu bêta qui se voue à la sagesse populaire, l’aphorisme, toujours un peu guindé, apparaît comme un jeu de salon, et donc littérairement bourgeois :

On ne sait bien que ce que l’on n’a point appris (Chamfort).

Le drame de la vieillesse, ce n’est pas que l’on se fait vieux, c’est qu’on reste jeune (Oscar Wilde).

L’égalité est la plus horrible des injustices (Les Goncourt).

Un homme seul est toujours en mauvaise compagnie (P. Valéry).

Les hommes se distinguent par ce qu’ils montrent et se ressemblent par ce qu’ils cachent (P. Valèry).

De toutes les perversions sexuelles, la plus incompréhensible est sûrement la chasteté (G. Bernard Shaw).

Le poème est un mensonge qui dit toujours la vérité (J. Cocteau)

Mais le procès n’est pas clos. Dans ce spectacle en noir et blanc, comment ne pas remarquer que c’est la noirceur qui toujours domine ? Pour certains, ce sera l’ultime reproche et le plus grave : l’aphorisme – “axiome du crépuscule” selon Cioran –, offre trop souvent une vision désespérée de l’existence. Non seulement il s’acharne à dénoncer les ruses de l’amour-propre (cf. La Rochefoucauld), mais il ne cesse de rappeler le terrible constat de Pascal : "Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette de la terre sur la tête, et c’en est fini pour jamais".

 Du bon exemple de René Char

 A cette conception péjorative de l’aphorisme, on peut opposer celle que met en œuvre la prose “aphoristique” (la formulation est du poète lui-même) de René Char dont l’excellence poétique atteint ses cibles – des lecteurs éblouis – presque dans le monde entier.

Sans doute, y retrouve-t-on une vision noire du monde assimilé aux “eaux cousues de vieux crimes”, une sorte de fureur toujours prête au paroxysme des images et des idées, un langage de mystère qui pulvérise ses vérités comme des étincelles ou comme autant d’indices à déchiffrer (non pas des preuves, mais des traces) pouvant faire croire à je ne sais quel hermétisme.

  Sans doute ! Mais comment ne pas sentir que c’est la poésie même qui vibre comme une flèche en chacun de ces fragments, ni moralisateur ni systématiquement paradoxal, mais fulgurant comme une révélation. N’est-ce pas Saint-John Perse qui précisément disait que René Char « bâtissait » sur l’éclair, notion dont il a déjà été souligné l’importance ?

  De ces éclairs, donnons quelques exemples :

La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil.

Si l’homme parfois ne fermait pas souverainement les yeux, il finirait par ne plus voir ce qui vaut d’être regardé.

Nous n’appartenons à personne sinon au point d’or de cette lampe inconnue de nous, inaccessible à nous, qui tient éveillé le courage et le silence.

Comète tuée net, tu auras barré sanglant la nuit de ton époque.

La poésie est de toutes les eaux claires celle qui s’attarde le moins aux reflets de ses ponts.

Dans la boucle de l’hirondelle un orage s’informe, un jardin se construit.

 Alors, qui contestera qu’à la suite de René Char l’aphorisme puisse apparaître comme le diamant que taille le poète, l’arme de la beauté fulgurante contre les laideurs et les convulsions du monde ?

     De la poésie, donc !

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Bibliographie sommaire :

Les formes brèves de Alain Montandon Hachette/Sup.

Pour ceux que le René Char intimide, l’excellent “Classique Hachette”, La Sorgue et autres poèmes, textes et notes établis par Marie-Claude Char et Paul Veyne.

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Jean-Paul Giraux a publié un recueil de proses brèves ("Le chimpanzé de Rio"La Bartavelle éditeur), des nouvelles noires ("L'allée du vingt et autres faits divers") et des romans  ("La lettre de Pithiviers", préfacé par Maurice Rajsfus,    "L'Amérique et les yeux du poisson rouge", policier, Le poinçonneur avait les yeux lilas, policier préfacé par Jean Joubert) aux éditions Editinter. Une fois par mois, il participe à l'animation du Mercredi des poètes au café littéraire Le François  Coppée, à Paris. Il collabore aux revues Poésie sur Seine et Poésie/première auxquelles il donne régulièrement des articles sur la poésie et les poètes.

 

 

 

Consulter :   http://perso.orange.fr/jeanpaulgiraux/

 

                      

                        http://passiondulivre.com/auteur-41983-jean-paul-giraux-.htm