une interview d'Yves Bonnefoy, interrogé par Rodica Draghincescu

Q |Monsieur Yves Bonnefoy, est-ce que la poésie est en quelque sorte un jeu «enfantin» ? (J'ai mis des guillemets.)
Y. B. | Je n'aime pas la poésie parce que ce serait un jeu, mais je ne refuse pas pour autant le mot « enfantin ». Et retirez-en les guillemets, s'il vous plaît : car il est temps de ne plus avoir peur de cette référence à l'enfance, qui permettrait, si on la prenait au sérieux, de comprendre ce qu'est la poésie, tout d'abord, mais même aussi d'accéder à une meilleure idée de ce que la vie devrait être. La poésie est associable à l'enfance, et même à la toute petite enfance, d'une façon absolument essentielle, pourquoi ? Parce que vers sept ou huit ans la cristallisation des grandes articulations conceptuelles de notre rapport au monde substitue à l'expérience ouverte et directe des êtres et des choses qui prédominait chez l'enfant, une représentation d'un grand nombre de leurs aspects qui sera désormais abstraite, et donc partielle, si bien qu'on ne pourra plus rester avec eux dans l'intimité d'avant, on ne les éprouvera plus de cette façon immédiate qui en faisait des présences pleines, qu'elles soient amicales ou ennemies. C'est de cette présence - si intensément vécue, dans ces « années profondes », qu'on en éprouvait parfois de l'angoisse - que la poésie va se souvenir plus tard dans la vie, avec nostalgie. Et elle aura alors le désir de la faire revivre, c'est ce rapport au monde on dirait perdu qu'elle entendra recréer par ses moyens propres. Voilà pourquoi on peut donc bien dire que la poésie est enfantine. Il suffira d'ajouter cette précision que, du fait de cette intuition, l'enfance est aussi intense, aussi véridique, qu'elle peut sembler puérile au regard des catégories de la pensée et de l'action comme les pratiquent les adultes. Et je me demande même si avec la fin de la petite enfance, à ce moment décisif de la coagulation de la pensée conceptuelle, une clef ne s'est pas perdue, depuis longtemps dans l'histoire de l'Occident, une clef qui aurait pu nous ouvrir une autre sorte de monde, si on avait su la préserver, et nous assurer une existence bien supérieure à celle que nous devons à notre idée « adulte » de la nécessité, et à notre valorisation en somme exclusive de la logique et des lois que celle-ci découvre dans le monde ou plutôt peut-être produit. « Soyez pareils à des enfants », cette injonction n'a pas été assez méditée, à travers l'histoire de l'Occident.

Q | Mais quelle a été, pour vous, la conscience de ce passage, où se perd une forme d'intelligence, où commence en revanche, diriez-vous, le projet et la sensibilité proprement poétiques ? Quel a été votre premier « désir poétique » ? Pourriez-vous vous en souvenir pour vos lecteurs ?
Y. B. | Mon premier, mon tout premier « désir poétique », je ne sais pas véritablement. Mais c'est une époque de ma vie que j'ai souvent à l'esprit ; et j'ai évoqué ici ou là dans mes livres quelques-unes de ces situations où soudain l'on prend conscience de ce qu'auparavant on éprouvait de façon instinctive, sans y penser un changement qui tient au fait que maintenant c'est comme si une chose, une seule, semblait se détacher de la masse ouverte et mouvante des impressions vécues à l'époque précédente pour se signifier comme une présence encore mais cette fois isolée parmi d'autres réalités dont la lumière intérieure s'est affaiblie ; et cette solitude, c'est alors ce qui fait signe à la personne particulière que l'on devient soi-même, c'est ce qui lui parle de ce que va être sa propre solitude dans les années qui suivront, c'est ce qui lui intime de garder en mémoire ce qui est en train de se perdre. Par exemple, j'en parle dans l'Arrière-pays, ce fut à partir d'un certain jour, dans le pays des étés d'enfance, un arbre vu au sommet de la colline d'en face ; et cet arbre, ce n'était pas simplement une part de l'horizon, il se dressait là-bas comme un être, il semblait m'indiquer qu'il avait avec moi un rapport tout à fait personnel, me promettre qu'il allait m'accompagner dans ma vie, et je pouvais ainsi l'aimer comme un compagnon, sentiment nouveau, sentiment jusqu'à ce jour inconnu. Et par exemple encore, la grande rivière calme de ce même pays, venue de je ne savais quel amont chargé de mystère, et allant vers des lieux également inconnus mais dont la pensée me fascinait, sans doute parce qu'elle se confondait avec celle de l'avenir, de mon propre avenir encore inconnu. C'est dans de tels lieux de campagne que j'ai le meilleur de mes souvenirs proprement poétiques, je m'en rends compte, aujourd'hui encore, à cause de quelques mots qui reviennent dans mes poèmes avec une insistance qui signifie à mon sens l'importance qu'eurent pour moi dans ces premiers temps et dans ce pays les réalités qu'ils dénomment. Mots en somme originels, piliers de l'être au monde fondamental. Le mot pierre, par exemple, parce que j'aimais autour de moi la vaste étendue des causses, ces champs d'herbe rare et de pierres sèches du sud de l'Auvergne, mais parce qu'aussi je voyais dans le petit cimetière du village de vieilles pierres tombales où couraient des fourmis, des lézards, cependant que dans les cassures des dalles poussaient des orties, de la mousse. Ces stèles funéraires, d'ailleurs très humbles, ne me parlaient de la mort qu'en se déclarant des formes de vie encore, et c'est bien cette leçon-là que donne toute réalité qui n'est pas vécue par nous comme simple chose, qui est présence. Toute réalité, autrement dit, comme la poésie la reconnaîtra, la cherchera, la poésie qui n'est qu'un pays natal préservé, non pas nécessairement dans une région précise mais dans et par quelques grandes réalités élémentaires qu'on a appris à aimer.
... La suite dans Poésie/première numéro 24 (octobre 2002)