Un des poèmes du dossier Alain Borne dans le numéro 13. Pour information, quelques extraits de l'article de Philippe Biget qui précède : "Saluées de leur temps par des représentants et observateurs éminents de notre littérature poétique [...], Traduites en plusieurs langues, les oeuvres d'Alain Borne sont aujourd'hui introuvables en librairie. [...] Il existe plusieurs raisons à cette situation inadmissible : l'absence de relais parisien pour ce poète qui se revendiquait provincial, le désintérêt des éditeurs et un état complexe des droits sur l'oeuvre littéraire. [...] Les manuscrits, les journaux intimes, la correspondance sont, depuis 1995, presque entièrement réunis à la médiathèque de Montélimar, ville où il résida pendant la plus grande partie de sa vie. [...] Puis-je suggérer, en guise de conclusion, que ceux qui partagent mon intérêt pour l'auteur du plus doux poignard et mon indignation face au sort fait à ses oeuvres, en informent la médiathèque de Montélimar [7 Bd du général de Gaulle 26 200 Montélimar] qui est pour l'instant l'organisme le mieux placer pour centraliser de telles marques de sympathie et proposer la suite qui pourrait leur être donnée?"

La main touche une jupe


La main touche une jupe,
muguets fanés, je me souviens,
tiède comme un début de peau,
un feu de sang brûle les os.

Les joncs craquent sous le corps souple,
et le miel bout dans l'oeillet pourpre,
sur le brasier de myosotis
là-haut où les oiseaux s'étirent.

Carrière de braise rouge,
près d'une eau non doublée de tain
où toute pudeur expire
au vent venu de Si loin,

Sous aôut bruissant, la fièvre est fraîche,
et la brûlure encore glacée
des lèvres fanées de soif,
et du corps torride de sang.

Voici la baie de tes jambes,
avant cette île foudroyée
où peut-être un peu de neige
attend ma tête sans pensée.

Terre de l'Été (Robert Laffont, 1945)

Extraits de la Célébration du Hareng, d’Alain Borne, reproduite intégralement dans le numéro 22

On déplore que le hareng ait renoncé voici cent cinquante ans à parler la langue étrusque. Vers la même époque il abandonna l’écriture : il serait donc sage de ne plus compter, pour obtenir l’enseignement perdu, sur ces longs interrogatoires marins qui exténuent une si noble race.
Peut-être un très vieux hareng retrait en un ermitage peu accessible possède-t-il encore un frémissement de nageoire enclin à l’écriture.
Mais comme l’habitude harengère était de tracer les signes soit sur l’écume soit sur le sable des grands fonds, il ne reste aucun monument écrit de la civilisation harengo-étrusque. Et l’espoir n’est pas vif, hélas, de convaincre l’un des incertains ancêtres croulants dont nous parlons plus haut de graver pour notre joie le rudiment du plus fascinant alphabet.





Chez les harengs les cérémonies funéraires se ressentent de leurs conceptions métaphysiques nettement panthéistiques.
En général le hareng mourant est dévoré par ses pairs sans le moindre apparat. Le hareng dont le cadavre est sain est également absorbé séance tenante par celui qui le trouve.
Ne donne lieu à quelque faste que le cadavre ancien et inutilisable.
Le bac se réunit aussitôt à l’entour, verse quelques larmes, abandonne à un ancien le soin d’un bref éloge du mort et à un chanteur celui du vocero.
Puis le corps est enveloppé d’algues et couvert d’une pierre aussi lourde que possible sur laquelle un banquet est aussitôt improvisé.
Au cours de ce repas, en signe de deuil et comme pour se punir de n’avoir pu récupérer à temps le défunt, aucun hareng n’est mangé, mais c’est en ces occasions qu l’eau-de_vie de corail coue à flo qui est, en même temps qu’un alcool, un stupéfiant puissant après l’absorption duquel un demi-sommeil fournit au hareng les rêves compensatoires dont il est si friand.





L’auteur pense avoir décrit d’assez près et d’assez loin le hareng pour dispenser d’une prise généralement décevante aussi bien que d’une confrontation dorénavant sans but.
Le hareng n’existe vraisemblablement plus ailleurs que dans les lignes ci-dessus qui l’enserrent comme un filet et en définitive le tuent.
Il importe donc à présent d’acquérir un oeil aveugle au hareng des mers au cas où ce dernier n’aurait pas enfin atteint et gagné la transparence absolue que chacun lui souhaite du plus secret et du plus chaud du cœur.