POÉSIE SANS FRONTIÈRES
Entretien avec Carl J. Buchanan (extrait)
par Alice-Catherine Carls

(cette interview est l'un des éléments d'un dossier qui comprend aussi un article de Carl J Buchanan sur la poésie, et plusieurs de ses poèmes. )
Natif du Kansas (1956), amoureux de l'espace méditerranéen, professeur de littérature en Chypre et en Turquie avant de revenir aux Etats-Unis, Carl Buchanan a publié plus de cent poèmes dans une cinquantaine de magazines littéraires, dont The Paris Review, Chicago Review, Wisconsin Review, Kansas Quarterly, Western Humanities Review. Ses poèmes ont été inclus dans le volume 1à84 Anthology of Magazine Verse et ont été sélec- tionnés dans plusieurs concours de poésie. Son volume intitulé Ripper (University of South Carolina Press, 1999), a été remarqué par l'Academy of American Poets qui en a fait un livre du mois. Carl Buchanan écrit aussi de nombreux articles et compte-rendus et est fréquemment invité à lire ses poèmes au cours de soirées poétiques. Il réside actuellement dans le Tennessee avec son épouse Kristine, peintre et professeur d'art, qui lui a inspiré plusieurs poèmes, et à laquelle il a inspiré plusieurs tableaux. (http://www.geocities.com/cbuchanan98 )
Q | Vous affirmez que la poésie est sans frontières. Qu’entendez-vous par là ?
CJB | La poésie américaine est plus inclusive aujourd’hui. Avant Ginsberg et Howe, elle était hyper-formalisée. Ginsberg a effectué une révolution spirituelle et nous a appris à nous méfier des Écoles. La publicité nous a aidés à ne rien prendre pour argent comptant. Nous avons appris la valeur de la méfiance. L’inclusion n’est certes pas sans dangers. Cependant, même si la qualité a été par moments sacrifiée au profit de l’inclusion, il y a eu des ébauches de repli vers la qualité. La poésie d’aujourd’hui a été enrichie par l’apport des poésies Sioux, Choctaw, Cherokee, et Navajo. Maintenant que le multi-culturalisme a pris racine, il est temps de se ré-internationaliser et de faire revivre la tradition de T. S. Eliot, d’Ezra Pound, et de W. B. Yeats. Yeats nous a amenés à l’hindouisme en découvrant Rabindranath Tagore ; Pound a créé une poésie mondiale en partie grâce à ses traductions de poésie haïku. Ces deux poètes sont sans égal. Le vingtième siècle n’a pas de poète qui puisse le représenter.
Q |Pour vous, en tant que poète, qu’est-ce qui renverse les barrières poétiques ?
CJB | En plus des poésies indiennes nommées ci-dessus et des nouvelles cultures poétiques américaines, je voudrais citer la poésie épique et la mythologie grecques, assyriennes, indo-européennes, scandinaves, et turques. Les contes et les mythes, qui défient les classifications et indiquent l’existence d’une conscience collective. Cette révolution dans la manière de voir a été commencée par Freud, dont le bureau était couvert d’objets venus de cultures très diverses.
Q | Est-il selon vous correct de dire que la poésie américaine est mondiale parce que les poètes américains ont davantage voyagé à l’étranger ?
CJB | Pas vraiment. Au contraire, c’est l’étranger qui est venu à nous. Le Mexique nous a apporté le bilinguisme et le bi-culturalisme. Il y a une forte présence commerciale et culturelle japonaise dans le Tennessee. Les poètes continuent à voyager à l’étranger, mais il n’y a plus de métropole artistique. New York a perdu ce titre. La culture est devenue diffuse, et c’est une bonne chose. L’Internet continuera la diffusion au niveau de la publication et de la présentation artistiques
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Q | Quels défis cette "invasion culturelle" a-t-elle posés ?
CJB | La peur d’être "envahi" s’est manifestée dans la bataille pour garder l’anglais comme langue officielle. D’essayer d’abattre toutes les barrières n’a causé que de la peur. Ce que nous avons appris au cours de cette expérience est que la culture noire, ou la culture chinoise, ne sont pas assimilables, et que ce n’est pas mauvais. Il est impossible d’abattre toutes les murailles. Seuls les Européens qui sont venus en Amérique ont vraiment été assimilés. Aujourd’hui, les poésies existent côte à côte : il y a une vision africaine de la réalité, une vision mexicaine de la réalité, tout comme il y a une vision espagnole de la réalité, à travers le symbolisme d’un Neruda et le surréalisme d’un Dali. Prenez l’oeuvre d’Isabel Allende, par exemple.
Q | Le Web n’est-il pas une image appropriée pour décrire l’évolution de la poésie américaine ?
CJB| Oui. Le Web (réseau) est une importante image culturelle. Dans les anciennes cultures, il y avait deux sortes de réseaux : bi-dimensionnel et tri-dimensionnel. Le premier est représenté par le serpent, qui tisse un réseau linéaire et sinueux. Le second est représenté par l’araignée qui tisse sur trois dimensions. Le prophète Mahomet, alors qu’il fuyait ses ennemis, fut aidé par une araignée qui tissa une toile protectrice autour de la grotte dans laquelle il s’était réfugié. Les tribus Cherokee et africaines ont choisi l’araignée comme symbole. Le thème du réseau est très présent dans la culture populaire américaine, comme on peut le voir dans la pièce intitulée Charlotte’s Web. Le mythe d’Ariane et de Thésée a créé un labyrinthe organique, peut-être une grotte. Les métaphores rendent possibles toutes sortes de connexions entre toutes sortes de choses. Lévi-Strauss a découvert de nouvelles connexions, celles des mythes. Nous avons appris à utiliser les correspondances et les références. Chaque poète réécrit des mythes.
Q | Parlons de vous. Quelle est votre place parmi les poètes américains d’aujourd’hui ?
CJB| Un critique a dit que mon livre, Ripper ! est une oeuvre de poésie anglaise autant qu’américaine. J’y fais parler les victimes du célèbre Jack l’Éventreur. En fait, je suis un poète international. Mes influences majeures ont été des poètes anglais. Les mouvements poétiques d’aujourd’hui s’apparentent au lyrisme façon maison. La vérisimilitude à la première personne. On se retranche, on se limite, on est fragmenté, on a un faible sens de son identité. La poésie a besoin de retrouver les riches héritages culturels conscients et inconscients. Lorsqu’il analysait ses patients pendant la guerre, Jung découvrit que leur esprit régressait vers l’univers sécurisant de la culture "teutonique" parce qu’ils vivaient dans une époque troublée. Dans un sens plus positif, nous devons revenir à notre héritage culturel classique.
J’écris sur des héros. Je veux les humaniser. Quand une culture est sûre d’elle-même, les héros sont distants. Quand la culture perd confiance en elle, elle a besoin de réévaluer ses héros. Dans les années soixante, les Américains humanisèrent leurs héros : Thor, Spiderman, les X-Men, Batman, Superman, tous ces héros devinrent des modèles, ils étaient plus proches des gens.
Q| Dans un sens, vous créez des "héros aux mille visages," pour paraphraser le titre d’un livre qui connaît un grand succès en ce moment.
CJB | Dans la mythologie grecque, les héros et les dieux passent par définition par une ou plusieurs métamorphoses. Ce sont ces métamorphoses qui leur confèrent l’immortalité. Aujourd’hui, nous appelons cela "renaître." Dans notre culture chrétienne, nous avons besoin de héros qui renaissent, parce que la résurrection élimine notre peur de la mort. Nous voulons que notre culture renaisse. C’est pour cela que le christianisme possède un tel attrait.
Q | Quand les héros renaissent, non seulement ils subissent les métamorphoses qui caractérisaient leur version classique, mais ils sont des versions modernes de leur modèle mythologique. Est-il juste de parler de "double renaissance " ?
CJB | Oui. Mais souvenez-vous aussi qu’en faisant cela nous essayons de faire renaître la poésie. Nous nous efforçons d’assumer la mort des formes culturelles. En poésie, cela veut dire que nous avons besoin de revitaliser les images poétiques. Ce qui veut dire, entre autres, que nous ne cesserons jamais de décrire la nature.
Q | Quelle est votre contribution la plus importante à la poésie ?
CJB | J’essaie autant que possible de renouer avec des caractères et des périodes mythologiques. Et j’essaie de ne pas développer ma voix, mais de trouver la voix des autres. De parler pour les autres, imaginairement. Par exemple, je suis contre le féminisme radical, mais j’ai écrit plusieurs poèmes depuis une perspective féminine. Pour moi, cela signifie trouver un humanisme central dans lequel je me sens bien. J’essaie aussi de retrouver la voix de ma soeur que j’ai perdue très jeune.
Q | Plusieurs de vos oeuvres sont des monologues dramatiques qui présupposent un dialogue entre deux personnes.
CJB | Grâce au monologue dramatique, je renoue avec l’histoire. Les anti-héros nous enseignent autant de choses que les héros. Ripper ! est dans cette tradition. Je choisis des caractères légendaires ou mythiques. Les légendes relient les mythes à l’histoire. La poésie de T.S. Eliot est dramatique. Nous avons besoin de davantage de drame poétique en Amérique, d’un autre Peter Schaeeffer. Hollywood pro-duit un énorme volume de drames anti-poétiques qui sont violents, rapides et destructeurs. L’oeuvre d’Ionesco peut être considérée comme une parodie de ce genre. Du coup, les poèmes tendent à se raccourcir. Dans les universités, on enseigne maintenant des romans plus courts, tels Silas Marner de George Eliot, plutôt que son Middlemarch. Le drame a besoin de temps.