Jean-Claude Walter nous incite à relire Léon-Paul FargueLE POÈTE DE LA VILLE
Paul Valéry saluait l’originalité de son art, et Rilke écrivait en 1926 «Fargue est un de nos plus grands poètes. » Saint-John Perse le situe entre Claudel et Valéry, à l’un des sommets de la poésie française. Ce sont des repères, au-delà du laconisme des dates Léon-Paul Fargue, 1876-1947.
Il y a l’œuvre. Fargue ou le poète de la cité… En ce qui concerne la présence de la ville dans la littérature moderne, il fut un précurseur, trop oublié de nos jours. Il est vrai que les légendes autour de sa vie ont fait du piéton de Paris justement un poète de légende, ce qui ne doit pas nous masquer, aujourd’hui, l’importance de son œuvre poé-tique, qui est exactement cette tentative de dire la ville et de la vivre dans et par les mots.
Poète citadin comme Baudelaire, qu’il aime et admire, Fargue l’em-porte sans doute sur Apollinaire, son contemporain, par ce sentiment du tragique de notre condition dans les dédales de la cité. Car s’il fut piéton, il n’était pas simplement flâneur dans Paris, traquant l’insolite dans les rues, écrivant dans l’espace urbain la longue phrase de son poème, afin de donner (de trouver) un sens à son existence d’homme errant.
«Par les chemins cachés d’une ville, à une heure trouble, par certaines routes prisonnières dans le filet des bruits, comme un dessin se perd dans l’orchestre, un homme obscur, un homme invisible avance et pense, vers un quartier calme où sommeille un parc. » (Poèmes)
Il écrivait cette vie dans les rues et sur les façades, et la ville, à tra-vers cette douleur qu’il cherchait à comprendre alors qu’elle le tra-quait, écrivait son poème. Elle est donc aux origines, à l’origine de la parole de Fargue. Pour lui, homme en marche, elle est beaucoup plus qu’un mythe : être de chair, être vivant, avec qui il n’en finit pas de lutter. Avec ses incessantes métamorphoses, Paris lui fut aussi un miroir, qui lui disait sa fragilité d’« insecte » filant sa phrase dans ce cadre où, pour reprendre la définition de Baudelaire, tout lui devenait allégorie. Ville-miroir mais également ville-prison, car le modernisme envahis-sant paralysait peu à peu et contrariait toute entreprise de poétiser le réel. Ville-femme enfin, impitoyable et tyrannique, qui lui impose sa loi et va même jusqu’à l’empêcher d’écrire. Et c’est pourquoi, à cause d’elle, il interrompt son poème, pour ne plus parler que d’elle, précisé-ment, dans ses articles et chroniques. « J’habiterai mon nom », écrit Saint-John Perse. À quoi Fargue, par son œuvre, fait écho : Ville, j’ha-biterai ton nom.
Pour qui entreprend le voyage dans la poésie de Fargue, il y a d’abord et sans cesse la présence de l’homme – sa respiration pourrait-on dire –, à quoi s’accorde le rythme des mots, des phrases, de la musique du « dire » sur la page et en nous. C’est une poésie du senti-ment, avec toutes les fièvres, l’incertitude en quête, l’errance jamais interrompue dans les moindres continents de la mémoire, à travers les « épaisseurs » de ce qui est vu, reconnu et aimé. De l’espace géogra-phique (celui de la cité), à l’espace sémantique, on ne trouve que la démarche de Fargue elle-même : c’est dire que la poétique se confond avec la vie, elle est cette vie :
«O vie, dans ce moment qui passe
et que nous voudrions pour toujours ressaisir,
Cesse de dérober le secret de nos jours… »
(D’Après Paris)
Alors que souvent la poésie n’est plus qu’« écriture », exercice où l’auteur s’efface au profit d’une réflexion sur le langage (abstraite, théorique, philosophique), la parole de Fargue nous ouvre le cœur de l’être. Car elle est parole en acte, véritable « chasse au bonheur » dans le ressassement des événements d’une vie, où la biographie ne cesse d’exister qu’au profit de ces « instants » cristallisés que sont les poèmes. Ainsi l’expriment les titres repères… Banalité, c’est l’appré-hension du quotidien « vécu ». Espaces, la topographie minutieuse et pourtant « rêvée » des lieux. Partout, la déambulation, dans une ville de songe qui supplante la cité aux incessantes métamorphoses, avec Le Piéton de Paris, Méandres, et D’Après Paris. La conquête toujours renouvelée des terres intérieures, dans Refuges ou Haute Solitude, ces terres du temps qui tremblent sous nos pas et paraissent se dérober, alors que seuls les mots permettent de les transcrire, les connaître, les saisir enfin.
«Toute cette vie vécue, éparpillée, fondue, qui se retourne quand je me retourne, qui se baisse quand je me baisse, qui s’endort quand je m’endors. Je la revois souvent, souvent, je la reçois comme un élancement, et je m’y perds, comblé d’espérances instantanées qui m’assaillent et me quittent. » (Haute Solitude).
Léon-Paul Fargue ou le Piéton de Paris… Si la ville est bien ce lieu poétique où l’homme en marche s’efforce de définir « le secret de ses jours », elle n’apparaît jamais comme simple décor ou cadre de sa quête. Elle vit en lui, comme il habite en elle : ainsi s’établit ce dia-logue des images-souvenirs, dialogue d’un homme avec lui-même que l’on perçoit aussitôt dans le ton, dès la phrase inaugurale. Nous décou-vrons ainsi un poète qui « se » parle en même temps qu’il parle à l’autre, en un dialogue sans cesse repris et poursuivi entre le veilleur et les ombres, entre les choses et la conscience, la sensibilité et l’ima-ginaire au travail.
C’est ainsi que l’explorateur des quartiers familiers de la grande ville n’aspire qu’à reconnaître ces « lointains graves » dont la musique ne cesse de le hanter. A côté ou par-delà les mouvements littéraires de son temps, symbolisme ou surréalisme, il couve sa voix dans l’intimité bouillonnante de Paris, mais aussi dans l’enfance, toujours présente et vive, dans l’amour et ses courses effervescentes, dans la mort et son cortège de masques, dans le voyage, enfin, d’un citadin qui devient le témoin de l’éphémère, puisque les pierres, les maisons, les êtres aussi, tout échappe à notre saisie. Il ne reste que le poème. « Je ne suis ni philosophe, ni théologien, ni partisan. Peut-être ne suis-je poète que par le drame de voir mourir autour de moi des physionomies et des façades. »
De la rue du Colisée à la gare de l’Est, des jouets de son enfance à la présence-absence du père, du monde des insectes à celui des auto-mobiles, Fargue ne s’arrête pas de voyager. Dans sa mémoire et dans celle de la ville, mais surtout dans le sentiment bref et illuminé d’un instant reconquis. Dans la rue, comme dans le dédale de sa longue phrase ininterrompue. Ainsi il construit et donne à voir « sa » ville, en architecte et en urbaniste, préférant le poème non versifié (poème en prose) dont il est un des maîtres incontestés, avec Baudelaire et Lautréamont.
Aux habitants des cités devenues inhumaines, la voix de Fargue, en sa modulation grave et tendre, apparaîtra toujours comme une veilleuse, vigilante vigie témoignant pour l’homme et son précaire des-tin : « Et par la grâce d’un chant pur au plus secret de l’être et du songe de l’être, il sut, d’un même mouvement, mener le sentiment des choses à leur source, l’ombre des choses à leur clarté première : jus-qu’en ce lieu très sûr, ou très suspect, où l’homme et le langage confondus sont, comme dans un seul acte et dans une même parole, d’un même souffle proférés. » (Saint-John Perse). SOUVENIRS DE CHAILLAC
Avec la déambulation dans la ville, à travers l’œuvre en vers et en prose, un mystère s’impose au lecteur : la vie de la campagne, si pré-sente partout, avec ses mondes minuscules, au ras de l’herbe, ses insectes – toute cette population, aux noms parfois imaginés — d’où cela vient-il ? Du Jardin des Plantes, à Paris, dont Léon-Paul fut un visi-teur assidu dès l’enfance ?
Deux confidences peuvent nous éclairer. Dans un « entretien » qui ouvre Refuges, Fargue dit son goût pour la province, précisant : « Et c’est à la campagne que j‘ai cru toucher “un peu l’immense corps” du mystère ». La campagne? La province ? Ces mots restent vagues. À André Beucler, compagnon et ami de la NRF et des balades pari-siennes, il confie avec précision :
« C’est à Chaillac et à Saint-Benoît-du-Sault que je suis devenu poète, en regardant, au bord de l’Anglin, les nasicornes et les nauto-nectes se faire des confidences avec les fleurets de leurs antennes, échanger de la télépathie sans fil dans un langage de pincettes. » Voici des noms, un terroir, une géographie qui nous mettent en prise avec une réalité. Mais qu’en est-il de l’œuvre poétique elle-même, de ses références à un tel réel ? Rares sont les localisations dans la campagne, les noms de lieux en une province précise, alors que l’œuvre s’appuie sur tant de souvenirs et se nourrit d’eux – et se fait à partir de cette alchimie de l’imaginaire avec une mémoire sélec-tive – pour dire justement son enfance et sa découverte du cosmos. Fargue nous apparaît si souvent en exil dans sa ville, à cause des allusions, des rêveries à un pays lointain – celui de son enfance – à cause de cette « présence » d’une campagne connue puis perdue, heu-reuse en un mot. D’où le chapitre L’enfance bleue et la douleur dans notre livre sur Fargue, pour cerner la dimension de l’exil – lorsque le Piéton de Paris évoque le monde rêveur de ses vacances champêtres, et cette solitude riche en émotions et en images, en couleurs et en odeurs, créatrices d’impressions premières. À vrai dire, Parisien déambulant dans les rues de son quartier, il porte ce pays en lui, pays de l’enfance en été, dans ce terroir de l’Indre, à Chaillac. Car, au milieu de l’univers urbain, voyant les fleurs du Champ-de-Mars, voici que se déclenche pour lui l’opération magique qui le ramène en ce lieu, en cet espace privilégié :
«Un coup pour retrouver le contact, me rhabiller de mes sens d’en-fant, ramasser combien j’étais bon, sentir mes yeux se mouiller, mes joues rougir. Vacances » (Épaisseurs)
Et le voici au pays de ses enfances, qu’il a toujours reconnu, tel qu’il le retrouve dans les poèmes de Pour la musique, dont les titres à eux seuls apparaissent comme autant de jalons : Au pays, avec la magie du nom de Cromac; Dimanches et le « parc bleu de pluie » lorsque « ceux qui m’aiment sont là » ; ou bien tels habitants de Chaillac, Camélia jouant de l’harmonium et le comte de Beaufort qui « jouera du cor », sous le titre explicite En vacances… Où l’on découvre aussitôt ces mêmes « insectes » qui hantent telles pages des Poèmes, dès 1905, où surgit « l’âme des soirs de jadis », le bonheur triste éprouvé autre-fois dans cette campagne qu’il évoque avec tant de nostalgie : « ô jar-din de jadis, veilleuse parfumée… » Ce pays qui est celui de sa mère, de son grand-père Joseph Aussudre, le maçon, comme l’attestent quelques autres noms de lieux – sans référence géographique à Chaillac – à travers plusieurs Poèmes : la lisière du « Bois-Moine », le château du Breuil, ou la route de la Touche… Et c’est un chapitre de Vulturne, proses poétiques où l’imaginaire empoigne les souvenirs pour un chant dont le caractère autobiographique est tout de même sensible, chapitre consacré au village des vacances en été et qui porte le titre Joseph Aussudre, son grand-père, alors que le nom du village n’est pas cité. Transposition poétique qui ne s’embarrasse pas de repères topographiques précis, au moment où sa vision et l’évocation champêtre ont valeur universelle, intemporelle.
« L’homme qui plonge clans l’Éternel ramène sa vie d’un coup de nasse. Du milieu de ce charbonnage, son enfance monte comme un campanile. Il se souvient d’un village plein d’hirondelles et de pioches bleues, de grands vantaux de granges, de chasseurs solides, de figures savantes de vieilles, de filles dures et tournantes comme des fuseaux. Des chiens toujours dans vos jambes et des oies battues par les enfants. La boulangerie qui sent la levure et la suie. La bouche éden-tée du four de campagne… » (Vulturne, « Joseph Aussudre ») Poète visionnaire, comme Rimbaud, Léon-Paul Fargue nous entraîne clans les méandres de sa prose, en une sarabande de mots et d’inventions verbales, où les images se présentent en éclats de lumière qui abolissent l’espace et le temps, au profit de la pure vision. C’est alors « un débat dans l’azur » auquel participe le lecteur de manière très étroite, tant est forte l’émotion poétique : cette plongée dans l’éternité, qui nous offre Vulturne (1928) se poursuit avec la même intensité (parfois jusqu’au tragique) dans Haute solitude (1941). D’une « visitation préhistorique » à la « Danse mabraque », Fargue nous entraîne en une plongée étourdissante, une révélation, une fête des sens et des mots qui ne semble avoir de correspondances qu’avec les Illuminations, ou telles pages de Lautréamont.
C’est au détour de Danse mabraque justement, dans une envolée intersidérale où la gare de l’Est elle-même devient astéroïde, que Fargue situe le nom de son village à son plus haut rang : « J’entrai dans une piscine qui servait de lieu de réunion à ceux que le hasard seul maintenait au même endroit de la terre folle. Car on pouvait parfaitement se retrouver, sans la moindre sensation de chan-gement, et d’un instant à l’autre, sur un viaduc, à Parme, à Chaillac. à Melbourne, à Vancouver, au bord d’un précipice, dans un salon, dans un paquebot. Nous étions, pour d’autres vivants, invisibles encore, mais énormes comme des siècles. »
Chaillac, le village de sa mère Marie Aussudre et de son grand-père, le paradis bleu des vacances du petit écolier, le voici au rang de quelques grandes villes du monde ! Non pas comme repère géogra-phique, mais emblème de la rêverie solitaire qui permet la découverte du cosmos : l’herbe, les grillons, les odeurs du soir, etc. Et par la magie de cette fusion des souvenirs et de l’imaginaire, la campagne de son enfance se présente comme l’un des pôles de l’œuvre, presque à l’égal de Paris. Tant il est vrai que l’espace-temps n’a pas de secret pour le pur poète : entre Paris, la ville aimée, et la campagne de ses enfances, la gloire de Fargue signe son poème et nous le donne en partage.
ŒUVRES EN PROSE, RÉÉDITIONS
€ Aux éditions Le Temps qu’il fait : Poisons, gravures de E.M. Burgin, 1992.
Vivre ensemble, 1999.
€ Aux éditions Gallimard :
Refuges, coll. L’Imaginaire, 1998.
Etc., coll. blanche, 1999.
Méandres, coll. L’Imaginaire, 1999.
SUR L’AUTEUR, RÉÉDITIONS
- André Beucler, Dimanche avec L.-P. Fargue, Le Temps qu’il fait, 1997.
- André Beucler, Vingt ans avec L.-P. Fargue, Mémoire du livre, 1999.
Biographie inédite
- Jean-Paul Goujon, Léon-Paul Fargue, éd. Gallimard, 1997.
TEXTES ET DOCUMENTS
- Créée en 1996, la Société des lecteurs de Léon-Paul Fargue publie le bulletin Ludions, entièrement consacré au Piéton de Paris. S’adresser à P. Loubier, 90 rue Anatole France, 92290 Châtenay-Malabry.