Yves  HEURTÉ

 

par Emmanuel Hiriart

 

« J’ai longtemps tenté de tirer les verrous de l’œuvre de St John Perse ! Jusqu’au jour où je me suis aperçu qu’elle n’a pas de porte. J’y suis entré sans peine. Le plus dur commençait. »

                                 Y. Heurté, Grenailles.

Cher Yves,

 

      Depuis ce fatal 19 février 2006 où tu nous a quitté la nouvelle m’attendait au courrier électronique, en rentrant de Pau où nous nous étions rencontrés il y a quelques années), iI est trop tard pour t’écrire ce qu’il me restait à te dire. Nous ne nous verrons plus. Mais il sera toujours l’heure de te lire. Plus je te relis plus je suis persuadé qu’il te reste beaucoup à nous dire. J’avais prévu de publier ce dossier sur toi dans le numéro précédent ; j’avais retardé sa parution pour permettre celle de ton article sur Sabine Sicaud. Parce que tu faisais partie de ces rares poètes qui savent faire passer les autres avant leur propre personne, qui se donnent avec passion à la poésie plus qu’à leur autopromotion. Et pourtant ton oeuvre est de celles qui comptent. Même si elle n’a pas toujours eu tout l’écho qu’elle méritait (parce qu’elle est forte et profonde et ne se contente pas d’innovations de surface ; parce que tu étais toi même d’une générosité sans concession et d’une entière humanité). Tes poèmes étaient écrits dans l’immédiat voisinage du sacré, je veux dire du miel effroyable de la nuit, dans ce qui est le cœur de la dignité humaine. Dans cette beauté que tu cherchais, autant que dans les mots, chez les êtres, porteurs, en parole ou en acte, sans le savoir (ou le sachant fort bien) de poésie. « Si j’appartenais à un grand jury littéraire, écrivait-il, de temps en temps, je couronnerais le soleil ».

      Je commençais ces jours-ci à préparer un article sur toi. Je voulais partir de ce magnifique chant de deuil, Voccero, que tu avais publié il y a quelques années. C’est un poème-roman (parce que la vérité du poème peut, comme celle de la prose, passer par la fiction et le récit. Ce que trop souvent nous oublions), poème dramatique, cri de douleur d’une mère dont le fils vient de se suicider. Poème dramatique aussi, fait pour la voix : tu écrivais aussi pour le théâtre, et pensais que la mise en scène du poème était l’un des moyens d’élargir son public (à condition que le poète apprenne à se faire comédien, découvre et perfectionne l’instrument de sa voix). C’est un texte qui me touche particulièrement, parmi ceux que tu avais écrits, pour son intensité émotionnelle, inséparable de la précision des rythmes et de la force des images, enracinées dans l’imaginaire le plus profond et s’exprimant pourtant avec la plus immédiate évidence. Ce que tu savais : « La lumière la plus éclatante jaillit entre deux mots que tout éloigne dans leur sens commun et tout met en tension dans le jeu des archétypes.

Terre et nuage lâchent l’éclair dans un tonnerre de jubilation. »

      Parce que, même si tu pensais qu’il existait de grands poètes qui n’écrivent jamais de poésie (des êtres d’apparence ordinaire, « éleveurs de contemplation », vivant en état de poésie), tu connaissais (étant un peu provocateur je dirais, au risque de froisser le peuple susceptible des poètes : en romancier que tu étais) le prix du métier, de l’artisanat d’écrire.

      Mais je reviens à Voccero; je l’écoute avec toi, des rivages de ta nuit :

1

Mêlez noix et raisins

Faites monter la pâte

Du pain des morts.

 

Moi, je suis noire et sourde

Comme la brique au four

Du boulanger.

 

Je suis la barque aveugle

Dans le vasier du port.

 

Ah, voisins,

Quel arbre sec est monté

Dans ma chambre ?

 

17

Vois ta vieille pendule

qui tourne encore de l’œil

et remue dans son ventre

son enfant jaune

au milieu des poids morts.

 

Vois, sur le disque noir du ciel

l’aiguille du clocher.

Quelle musique

Quand la nuit se met à tourner !

 

Et une, et deux, et trois…

 

Et une, et deux, et trois.

Ils ont des chaussettes rouges,

ceux de mon mariage !

Sur les branches, l’archet

fait sauter les oiseaux.

Et une, et deux, et trois

L’homme vient contre moi.

Il sent le martagon.

Je sens le chèvrefeuille.

Et une et deux et trois

Nous finirons au bois,

le soleil dans les yeux

et l’ombre sur les reins.

Et une et deux et trois.

Sa lèvre autour des miennes

ah mon Dieu, soutiens-nous

car il s’égrène en moi

         comme un maïs !

Et une et deux et trois

La fête est morte au bois

J’ai dans mon sang ta fête

Aux grandes loteries

du sein tu m’as gagnée ! Et une…

 

22 (extrait)

« Lâchez-moi Je ne suis pas folle

mais cousine des choses

et petite sœur de la peur.

 

Je rêve à pleines mains

mais chacun de mes doigts

porte un mot plus sensé

que vos cris de foirail.

 

Tous mes couteaux plantés

autour de la bougie

je rêve à pleine table.

Je vous vois sur leurs lames

plus vrais que vos photos

de mariage.

 

La sève la plus forte

est celle de la nuit.

Lâchez-moi, lâchez-moi

ou craignez qu’elle passe

de mes veines aux vôtres ! »

 

      J’aurais voulu poursuivre avec tes Grenailles, proses, fusées lancées dans la nuit du poème, qui l’éclairent en lui laissant sa part d’énigme, l’ouvrent au désir du lecteur sans la lui livrer.

      J’aurais alors pu citer ceci :

« L’amour de la nature n’est pas celui de la fleur mais la question qu’inlassablement

elle pose, avant de trouver réponse dans la beauté.

Domaine de la poésie.

Le cosmos nous interroge sans cesse mais ses réponses ne sont que d’autres

questions elles-mêmes sans réponse.

Domaine du Verbe. »

Ou cela

« La psychiatrie veut délivrer l’homme de ses refoulements mais ellemême

a les siens propres, métaphysiques, qui lui font « délirer »

l’homme.

Certains psychiatres, pris de ce vertige qui les laisse sans défense,

devraient relire les poètes. »

Ou simplement cette phrase :

« On dirait que ce fameux monde de la « communication » n’est là que

pour éviter toute confidence ».

Ou cet utile rappel sur l’écologie du poème :

« [les mots] vivent. Si nous les violons, les parasitons, les réduisons en

simples concepts, ils cessent d’être et ne portent plus la beauté. La poésie

à venir sera l’écologie du langage. »

      Evoquer, et peut-être publier ici en partie cette adaptation que tu avais faite du Cantique des Cantiques en voulant lui rendre toute sa dimension de poème amoureux; ce qui n’exclut pas bien entendu sa valeur sacrée. Par exemple dans ce passage :

« C’est sa voix.

Je l’entends qui passe derrière notre mur.

Je vois son œil à travers la treille

qui me regarde nue.

Il me dit :

“Viens, ma belle,

le vieil hiver a trépassé.

La verdure l’enterre.

Une fleur a sorti son pipeau hors de terre

et s’est mise à jouer.

Son chant va réveiller la tourterelle

dont le roucoulement fait trembler le figuier.

Et l’odeur du figuier dresse les fleurs des vignes

et tes vignes sont miennes."

Moi, je m’amuserais

à me cacher dans sa montagne,

Comme une bique curieuse, entre deux rochers,

je t’épierais en train de me chercher.

Dans le ravin, plus malin, crierait de sa voix rauque :

"Viens ! Je me suis tapi dans les rangs de tes ceps

comme un renard prêt à tout ravager"

Et je me montrerais, tant j’aime

ta main qui me violente.

Il est à moi et moi à lui.

L’ombre s’allonge où je m’étends

La brise dit à nos couchants

ce que le cerf dit à sa biche :

"Aimons-nous avant les ténèbres..."

Cette nuit, je tâtonne et ne te trouve pas.

Alors, un feu me gagne et je cours dans la ville :

" – Gardes ! Gardes ! Avez-vous vu l’amour passer ?"

" – Par ci par là, il est passé."

Je te rattrape et je te serre et je t’entraîne

et je te jette sur la couche où ma mère me fit ! »

      Il fallait bien sûr évoquer ta méditation, souvent bouleversante, sur les grands crimes collectifs du vingtième siècle. Présente dans beaucoup de tes livres, et en particulier dans Mémoire du Mal et dans La gueule d’ombre. Tu y explores le mystère de l’homme ignobilisé qui, pour être un monstre, n’en n’est pas moins homme, et capable parfois du meilleur de l’homme :

« Il adorait jouer Bach et faisait son métier

organiser des convois

vers les crématoires » (Dans la gueule d’ombre)

      Et bien sûr, mais les poèmes ci-après le feront mieux que moi, parler de cette recherche spirituelle (dans la spiritualité libertaire du poème) au cœur de ta démarche et qui m’était apparue, plus forte que jamais, dans les derniers textes que tu m’as envoyés. Une spiritualité de poète, où le poème seul répond à sa propre question, dans la solitude du vivant,/ sans dieu, sans raison, sans adage/nu comme un ciel après passage/des masses rouges du couchant. »… Une présence au monde, contemplation qui, disait ton Livre de la Lézarde (nullement réservé au jeune public pour lequel il a été publié) peut devenir libération contagieuse face aux murs toujours fissurés des pouvoirs totalitaires.

      Il faudrait aussi relire tes romans, ces paraboles que les éditeurs publiaient dans leurs collections pour jeunes adultes sans doute parce que leur brûlure était trop forte pour ceux qui ont multiplié les compromis avec la vie.

      Tu t’es battu pour la liberté de publier (« Liberté liberté de dire./Ah voisin, comprends-moi, nous n’avons qu’un passage/Et je ne tairai pas l’obscur/Pour le pauvre respect de ton mauvais sourire »), qui est aussi celle, pour les livres, d’exister une fois qu’ils ont été imprimés ; constatant avec tristesse que tes livres, une fois épuisés, n’étaient pas réédités ; ce qui est le sort commun, celui justement auxquels devraient échapper les écrits brûlants. Mais tu ne te résignais pas au peu d’audience de la poésie, à ses problèmes de diffusion. Tu appelais les poètes à faire preuve d’imagination, à s’engager pour faire vivre leurs textes ; et tu donnais l’exemple. Certains de tes poèmes avaient pris voix et musique grâce au talent de Martine Caplanne, d’autre avaient rencontré la scène. Tu avais réimprimé pour une autoédition amicaleles textes épuisés de Voccero, participé à l’aventure du « panorama 2001 » de Jean-Pierre Metge sur les poètes du midi toulousain. Ces dernières années tu avais fait de l’Internet un nouveau terrain de diffusion pour toi (tu y avais trouvé une audience dont peu de poètes contemporains peuvent se vanter), mais aussi pour les autres que tu savais, solitaire solidaire, lire, encourager, accompagner (permets-moi, là aussi, de te dire merci…)

      Yves, je n’ai jamais bien su terminer une lettre ; et moins encore celle-ci, parce qu’elle restera sans réponse. Mais ta voix ne nous fera pas défaut : la voix des poètes se ranime à chaque lecture nouvelle, grâce à l’inflexion qu’il ont su donner à la langue commune pour s’en faire une âme.

      Merci encore

« La mort est notre seul absolu. Il faut mourir sa vie autant que la vivre.

Là plongent les racines sacrées du poème, sa lucidité, ses raisons d’écorner le destin. » (Grenailles)

 

« Moi, ne m’attendez pas.

Je lui viendrai quelque matin

tout en surprise

comme la mort ou la rosée » (Voccero)

 

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(on trouvera la biobibliographie d’Yves Heurté sur son site :

http://yves.heurte.free.fr/index.htm)

Références des textes cités :

La noce solitaire, Rougerie 1987 (strophes sur la liberté et la solitude)

Grenailles, Rougerie, août 1990

Voccero : Plusieurs éditions : Encres vives, Rougerie, puis autoédition

amicale sur l’imprimante d’Yves Heurté

On trouvera l’intégralité de la transcription du cantique des cantiques

(inédit) sur la Toile :

http://perso.wanadoo.fr/emmanuel.hiriart/Salomon/Sacre.html

Dans la gueule d’ombre, Editinter, 2004 (dernier recueil publié par Yves

heurté), deuxième volet de Mémoire du Mal, publié en 1998 par les

éditions En forêt.

Livre de la Lézarde, Seuil 1998.