Le corps paradisiaque : une approche de Jean Joubert

par Emmanuel Hiriart

Je partirai " dit Jean Joubert pour présenter son travail "d’une vision terre à terre de la réalité : celle à laquelle nous sommes confrontés, à notre naissance, lorsque, émergeant du corps paradisiaque, nous sommes projetés, de manière plus ou moins brutale, dans le monde extérieur. Cette découverte vertigineuse, à travers nos sens en éveil, de la présence des éléments, des autres corps, des objets qui nous entourent, me semble capitale dans la formation du psychisme, et bien des images, des symboles, des métaphores sont sans doute des réminiscences, insolites et inconscientes, de ce premier regard ". Ailleurs (SR) il évoque le cauchemar obsédant où il devine la "scène capitale " de la naissance : " je progresse dans un boyau de terre ou de pierre, de plus en plus étroit, et bientôt je dois ramper, m’accrocher aux aspérités de la paroi pour avancer, pouce par pouce, avec une difficulté croissante. Il n’est pas question de reculer, je dois aller plus loin. Ma respiration est malaisée, j’étouffe, immobilisé dans la nuit. L’angoisse monte ; il m’arrive de crier. Alors je m’éveille, le cœur battant, ne sachant plus où je suis, jusqu’à ce que la lampe me rappelle à la lumière familière ". On retrouve ce corridor dans Le sphinx (LS). Je note encore que le narrateur du Bon sauvage s’installe dans le Sud pour commencer une nouvelle vie un 27 février, c’est à dire à la date où commence le déluge de neige des enfants de Noé qui est aussi… le jour de la naissance de Jean Joubert. Toute l’œuvre dit, me semble-t-il, la même difficulté de naître, de passer de la douceur salée du cosmos maternel à la lumière blessante du monde. Mais comme le fait remarquer Durbain (HS) les signes "sont presque toujours à double tranchant " : naître, c’est aussi quitter le monde inquiétant de la nuit pour la ferveur de la lumière partagée.

Les héros des romans de Joubert cherchent, mus obscurément par la nostalgie du corps paradisiaque, à renouer avec l’unité perdue. Certains croient retrouver le paysage originel dans le sud méditerranéen (HS, BS, LG, MB) : non pas celui de leur enfance, plutôt celui d’avant leur naissance, comme le suggère la citation d’Hölderlin qui ouvre Le lézard grec. D’autres (SR, AN) tentent plus modestement de renouer les fils de leur existence. C’est toujours la même vie, d’ailleurs, celle de l’auteur, que ces miroirs (et les poèmes, d’une autre manière) rêvent de manière toujours différente.

Et de visage en visage,

arrachés et déchirés

lèvres noires, plaies figées

au rivage du miroir

tu gagnes ta propre image

ta demeure d’écorché " (O).

La quête du jardin perdu n’aboutit jamais véritablement, parce que le Paradis n’existe que hors du temps : " …le monde du Sud que j’avais rejoint dans l’espérance, je reconnais maintenant que j’avais projeté sur lui l’image d’une illusion et d’un désir, et que, de toute part, il se fissure et s’effondre. C’était au fond le prolongement d’une rêverie, la tentative de situer, dans un lieu réel, un mythe très intime qui ne pouvait plus s’y incarner. Car le temps, le temps qui de plus en plus se hâte, souille et ravage " (SR). Cette lucidité durement acquise poursuit le travail de mise au monde. Une nouvelle matrice se déchire, expose le personnage au questionnement de l’inconnu : mort ou nouvelle lumière ?

Seules les femmes connaissent les secrets de l’engendrement. Elles sont les médiatrices privilégiées entre l’espace diurne et le cosmos nocturne. Joubert est fasciné par la sorcière qui représente l’autre face du savoir, par la figure lunaire de la déesse Diane. Pour Diane (justement), la jeune femme fascinante d’Une embellie " il n’y avait pas de frontière entre le jour et la nuit, qui étaient comme un seul fleuve, roulant la même eau tantôt dans l’ombre tantôt dans la clarté. ". Souvent à vrai dire les romans dédoublent ce personnage féminin : " le jour à Blanche, la nuit à Barbara " (MB) Ailleurs Barbara serait Moira la parque (HS) ou Noémie qui élève en secret des souris (EN). En fait le dédoublement (j’allais écrire la duplicité…) n’est qu’apparent, et la secrète mademoiselle Blanche se révèle par exemple moins simple quelle ne semblait l’être au premier abord. Ces figures unes et multiples à la façon des personnages d’Alain-Fournier ont quelque chose d’une ruse du romancier destinée à rendre le pouvoir de rêver aux lecteurs qui ont perdu contact avec leur enfance. Souvent les poèmes vont plus directement au cœur double du mystère : " N’efface en toi ni l’ange ni la bête./ Sois belle avec délice, libre de croix,/ Secrète en tes jardins " (A). La femme est jardin d’Eros, pour reprendre le titre d’un récent et très beau recueil de Jean Joubert, comme Moira (HS) : " Il me semblait découvrir en elle la femme paysage de l’ancien mythe. Je me souvenais que, dans l’amour, son odeur était semblable à celle des eaux sombres, du sable humide, des chevaux dans l’effort ". Femme paysage, femme jardin ("je me demande si je ne suis pas né dans un jardin et même d’un jardin " –SR-) qui fait rêver d’un paysage femme, de maisons "belles comme un sein, une hanche, un ongle, une paupière ".

Le personnage qui s’exprime ainsi est architecte. Survivre à sa naissance, c’est apprendre à habiter le monde, à en faire un nouveau corps paradisiaque ; le poète ne fait rien d’autre (revoici Hölderlin…). Les héros des romans de Joubert sont (le plus souvent) architectes, ou écrivains, et vivent dans le voisinage des peintres. Ils cherchent avec le monde une nouvelle alliance, "la lumière que je fus et que je suis ", dit Martin (LG). Mais la lumière du jour est un risque : un vertige peut saisir le constructeur comme l’architecte Durbain (HS). Parfois en effet la clarté se désincarne, perd de vue le corps paradisiaque pour devenir abstraction pure, théorie, cage de verre. 

Le sable est pesanteur, semence de mort […]

plus morte que la mort. […]

celui qui brûle et simplifie le sable

celui qui moule et dresse ses clartés,

aggrave, multiplie l’hommage de la mort."

Laisser l’archange meurtrier tuer la bête, préférer la pureté du sable à l’humus des sous-bois, c’est céder à la séduction du néant, comme le poète Bruder (AN), sorte de pendant littéraire de Durbain. Il lui a manqué, dit le narrateur, une enfance, " ce parfum de paradis qui, quoi qu’il arrive, persiste en secret comme une grâce ". Aussi, loin de toute théorie, chaque poème trouve-t-il sa loi rigoureuse.

C’est que la naissance est un départ vers la mort, ou plutôt une première mort :

"C’est notre mort qui jaillit

de la douteuse fêlure

tandis que tonne à midi

le grand vaisseau de lumière" (P)

Tout en sachant que " nous n’aurons pas le dernier mot " (AP) la poésie de Joubert cherche une autre issue au corridor, où le jour ne serait pas différent de la nuit, chaque homme préserverait sa part de féminité ; une lumière spirituelle, à la fois proche et différente de celle de la religion, qui reste étrangère à cet homme issu d’une "famille perdue" pour la religion. " Cette lumière, je ne peux pas vraiment l’atteindre, ni même le Christ, parce que demeurent l’ancien doute, l’ancien soupçon, que rien n’a pu tout à fait effacer ; et c’est , me semble-t-il, un autre dieu, un autre christ qui m’appellent, encore innommés, en deçà ou au delà de l’histoire accablante ". (SR)

"Parfois, dans l’imminence de la nuit,

nous vient de la colline une lumière,

profonde, transparente,

et le jardin, les feuillages, les fleurs

passionnément s’avivent,

tendent vers nous l’offrande des couleurs".(AP)

Aucune certitude. Pourtant, le poète s’avance dans l’épaisseur des mots et des morts, comme Alexandre Broch au terme de sa traversée de l’enfer (AN) ou comme Empédocle au bord du volcan (RP) :

Sur le rivage, des bêtes calmes l’attendaient.

Il entra souriant dans l’ombre de la lune.

Nul jamais plus ne le revit ".

L’issue de l’aventure est incertaine : on peut rêver bien des suites, mais la plus vraisemblable reste la plongée vers le néant. Qu’importe, peut-être, puisque le rêve était beau, puisque la poésie a pu embellir l’entre-deux de la vie. Il arrive que, loin des gloires spirituelles, la réconciliation avec le corps paradisiaque prenne chez Joubert la dimension d’une grâce modeste et quelque peu ironique  (AN) : " je crois que nous avons plusieurs mémoires puisque, depuis quelque temps, les noms parfois m’échappent, et cela de plus en plus, tandis qu’au contraire mon autre mémoire, visuelle ou plus exactement sensorielle –car je me rappelle aussi bien les odeurs, le goût de la nourriture, la rugosité d’un drap contre ma joue- ne cesse d’élargir, de manière vertigineuse, son territoire. Est-ce cela, retomber en enfance ? Et cette grâce ne nous est-elle pas accordée sur le tard pour combler le vide du quotidien et en atténuer l’amertume ? "

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Notes

1 L’arbre à Paroles numéro 69 (1991), consacré à Jean Joubert.

Ouvrages cités dans cet article SR : Les sabots rouges LS :Le sphinx et autres récits HS L’homme de sable BS Un bon sauvage LG Le lézard grec MB Mademoiselle Blanche AN : Un peu avant la nuit O :Oniriques EN : Les enfants de Noé. A : Alliance P : les poèmes: 1955-1975. AP : L’arche de la parole. RP : Récits poèmes

J’utiliserai beaucoup les romans pour ce travail de présentation, parce qu’ils constituent eux-mêmes une approche de l’univers poétique. Chez Jean Joubert romans et poèmes explorent les deux versants d’un même imaginaire.

Repères biographiques

Jean Joubert est né le 27/2 1928 dans le Loiret dans un milieu modeste (père employé de bureau, mère employée des PTT, ancêtre paysans pauvres ou artisans (sabotiers) Son oncle Georges Beaudenon sabotier anarchiste l’initie à la littérature (Hugo, Zola, Romain Rolland) et à la politique. Au collège il découvre les romantiques, Baudelaire, les symbolistes, Rimbaud, Verlaine et commence à écrire. Etudiant, il découvre les surréalistes et la poésie anglaise ; il est militant trotskiste. En 1953 il part s’installer dans le midi méditerranéen et prépare l’agrégation d’Anglais à Montpellier. Il est reçu en 1954. De 1954 à 1988, il enseigne au lycée de Montpellier puisà l’université Paul Valéry, avec deux séjours professionnels aux Etats-Unis.

Bibliographie :

Poésie

Les Poèmes, 1955-1975, Paris, Grasset, 1977. Prix Mallarmé

1978. 336 pages.

Le livre reprend en partie ou en totalité les recueils antérieurs accompagnés de Foret natale: Les Lignes de la main, Seghers, 1955; Poèmes d’absence, Gallimard, 1959; Campagnes secrètes, Les Cahiers de la licorne, 1963; Oniriques, Léo, 1965; Neuf pommes immobiles, Léo, 1968; Corps désarmé à la merci des arbres, Chambelland, 1969; Opus 7, Léo, 1971; La Souterraine, Club du poème, 1972; Pour un chemin de clarté, éditions Saint-Germain-des-Prés, 1972; Saison d’appel, Grasset, 1973; Le Chasseur de Sylans, précédé de Campagnes secrètes, éditions Saint-Germain-des-Prés, 1974; L’été se clôt, La Fenêtre ardente, 1975.

Cinquante toiles pour un espace blanc, suivi de Récits-poèmes,

Paris, Grasset, 1981.

Les Vingt-cinq Heures du jour, Paris, Grasset, 1987.

La Main de feu, Paris, Grasset, 1993.

Mauvais temps sur la terre, Amay, L’Arbre à paroles, 1996.

Anthologie personnelle, Arles, Actes Sud, 1997.

Arche de la parole, Paris, Le Cherche-midi éditeur, 2001.

Dans le Jardin d’Eros, Alain Benoit, 2001

Romans

Les Neiges de juillet, Paris, Julliard, 1963. (Epuisé)

La Forêt blanche, Paris, Grasset, 1969.

Un Bon sauvage, Paris, Grasset, 1972. (Epuisé)

L’Homme de sable, Paris, Grasset, 1975. Prix Renaudot. Réédition, Babel poche, Actes sud, 2001

Les Sabots rouges, Paris, Grasset, 1979.

Le Lézard grec, Paris, Grasset, 1984.

Les Enfants de Noé, Paris, L’école des loisirs, 1987. Prix de la

Fondation de France 1988.

Mademoiselle Blanche, Paris, Grasset, 1990.

Le Pays hors du monde, L’école des loisirs, 1991.

A la recherche du rat-trompette, Paris, L’école des loisirs, 1993.

Une embellie, Arles, Actes Sud, 1996.

L’Eté américain, Paris, L’école des loisirs, 1998, coll. Medium.

Un peu avant la nuit, Arles, Actes Sud, 2001.

Nouvelles

Le Sphinx et autres récits, Paris, éditions du Cherche-Midi, 1979.

L’Assistant français, Montpellier, Entailles-Philippe Nadal, 1988.

Livres pour l’enfance et la jeunesse

Les Avatars de Pilou, Paris, F. Ruy-Vidal-Delarge, 1977. (épuisé)

Le Voyage à Poudrenville, Paris, F. Ruy-Vidal-Delarge, 1977.

Hibou blanc et souris bleue, Paris, L’école des loisirs, 1978.

Blouson bleu, Paris, F. Ruy-Vidal, éditions de 1’Amitié, 1980. (épuisé) réédition Autre temps jeunesse, 2000

Mystère à Papendroch, Paris, L’école des loisirs, 1982

Histoires de la forêt profonde, Paris, L’école des loisirs, 1984.

Poèmes de la lune et de quelques étoiles, Paris, L’école des loisirs, 1992.

Bongrochagri, Orange, éditions Grandir, 1994.

La Pie Magda, belle brigande, Paris, L’école des loisirs, 1995.

Le Chien qui savait lire, Paris, L’école des loisirs, 1996.

L’Amitié des bêtes (poèmes), Paris, L’école des loisirs, 1997.

Fait divers, Orange, éditions Grandir, 1999.

La Maison du poète, éditions Pluie d’étoiles (503 chemin du collet Saint-Pierre, 83200 Toulon), 1999.

Mademoiselle Nuit, L’école des loisirs, 2000, collection Medium.

Traductions

Un jour commence, poèmes de Denise Levertov, traduits de I’anglais et préfacés par Jean Joubert. Mont-de-Marsan, Les Cahiers des Brisants, 1988.

Encore la pleine lune, poèmes de Ruth Fainlight, traduits de 1’anglais par Michelle Duclos et Jean Joubert. Eglise Neuve d’Issac, Fédérop, 1997.

 

 

Emmanuel Hiriart est rédacteur en chef de Poésie/ Première.

Il est également enseignant et poète.

A consulter : http://perso.wanadoo.fr/emmanuel.hiriart/