Rimbaud est vivant, tous ses lecteurs le savent. D'ailleurs, Daniel Leuwers l'a rencontré, dans le numéro 14...LETTRE à UNE AMIE SUR LE YÉMENPar Daniel Leuwers
Chère amie
Vous êtes curieuse de savoir ce que j'ai vu au Yémen. Eh bien, me croirez-vous, j'ai vu Rimbaud! C'était le soir même de notre arrivée à Aden après que nous eûmes survolé les massifs montagneux escarpés, nus, coupants qui strient le paysage entre Sanaa, la capitale, et Aden, la ville du Grand Sud où l'on descend comme par un escalier abrupt, quasi suicidaire. De l'aéroport d'Aden à notre hôtel, le minibus ne nous avait guère offert qu'un parcours décevant, désolé, triste à mourir; comme peut l'être un terrain vague sous le soleil brûlant. La découverte de la maison de Rimbaud n'était prévue que pour le lendemain et nous devions y disserter de lyrisme dans ce pays où, passé l'émerveillement du survol matinal de Sanaa, nous avions l'impression d'avoir touché le rocher nu de la solitude, le bout du monde, l'"Aden-Arabie" de Paul Nizan une impasse. A la piscine de notre hôtel, j'avais fui le soleil trop brûlant et m'étais reclus en moi-même, dans l'attente du départ vespéral pour les souks du Cratère (ainsi appelle-t-on ici le quartier central, comme taillé dans la lave). Dès que le minibus nous eut conduits sur une place fort agitée au terme d'un dédale dans des rues encombrées, je vis Rimbaud. Veuillez bien croire que je ne me complais nullement dans quelque hallucination destinée à valoriser je ne sais quelle entreprise littéraire. Tout simplement, je vis Rimbaud sortant du fond d'une échoppe et filant ensuite dans la rue noire de monde et noire, déjà, à y perdre tout repère et toute trace. Mais le fait est que j'ai vu Rimbaud - un homme blond, au visage ardent et inquiet (comme blessé) qui portait une sorte de treillis militaire et dont la peau (le visage mal rasé) était mate, tannée. Je l'ai vu, sans aucune surprise sur le moment. C'est quand je me suis mis à accommoder que ma pensée a voulu se persuader que Rimbaud avait peut-être fait souche ici, et que je m'étais retrouvé-si furtivement - face à quelqu'un comme son arrière-petit fils ou son arrière-petit neveu... J'ai bien du mal à m'arracher à cette idée qui, si je l'avais exprimée sur-le-champ, aurait certainement fait sourire les plus "rimbaldiens" de notre groupe... Il me faut ici avouer que, moi qui ai coutume de rédiger des carnets dans les pays où je séjourne quelque temps, je n'ai curieusement rien écrit au Yémen - mon appareil photographique s'étant ingénié à capter les paysages splendides que nous allions découvrir les jours suivants de retour à Sanaa et dans les alentours de la capitale De mon voyage j ai cependant conserve cet unique vestige : des notes, sous la forme presque d'un poème, griffonnées sur la seule page utilisée de mon carnet. Je les livre telles quelles :
"Aden le cratère
où se perd
la ville du bout du monde
Arabie
où s 'enferme
s 'enterre
Rimbaud
qu 'aujourd'bui
j'ai vu
dans Aden
dans ses rues
concentriques - blond
hirsute
Arabe déjà
ô réservoir"L'exclamation finale fait référence à ce lieu de fraîcheur et d'ombrage où l'on imagine que Rimbaud venait : les réservoirs d'eau de la ville, situés à l'extrémité du Cratère. Là coule l'eau qui désaltère, quand l'humanité ne cesse de jouer et de rejouer son interminable comédie de la soif. Les réservoirs devaient justement servir de cadre, le soir même, à une lecture de poètes français et yéménites, mais des essaims de moustiques incitèrent notre groupe à se réfugier dans les murs de la Maison Rimbaud - ces murs que le poète, lui aussi, devait toujours finir par rejoindre, hirsute, fatigué d'avoir, tout le jour, donné des ordres, lui, ce faux colon qui n'était, à dire vrai, qu'une façon d'immigré. A la jeune femme yéménite qui était ma voisine pendant la lecture des poèmes, je disais mon souci d'écrire un jour quelque texte qui soit la fidèle traduction d'Aden. Elle me répondait, sur de petits papiers rédigés dans un français impeccable, que la poésie yéménite n'était pas seulement lyrique mais qu'elle savait être critique et sarcastique - en concordance avec celle de Rimbaud. Cette jeune femme ne devait pas être plus âgée que Rimbaud quand il abordait aux rives d'Aden, à ce point où, une fois accomplies les formalités douanières, l'on voit soudain se dresser devant soi un grand hôtel - aujourd'hui dégradé - et la gueule, déjà grande ouverte, du Cratère. Quand je vous affirme que j'ai vu Rimbaud, ce n'est pas pour vous gratifier de quelque phrase irresponsable; c'est plutôt pour asséner la preuve que le Cratère incite presque inéluctablement à la rencontre de Rimbaud, qu'il faut dès lors savoir laisser filer, tel un chien qui regagne ses quartiers, auprès d'une Abyssine peut-être, et de ses livres de compte, et de ses grains de café - l'appareil photographique, reçu de sa famille, ayant été mis sous clé, dans une armoire. J'ai vu Rimbaud l'espace d'un instant. J'ai vu Rimbaud dans un espace quitté dès que conquis. Et j'ai le sentiment d'une sorte de trahison en ayant ensuite poursuivi mon voyage vers Sanaa, vers les villes riantes et superbes auxquelles Rimbaud a tourné le dos, acculé à la mer toujours et ne pouvant aller au-delà du Cratère et de ses réservoirs - cul-de-sac. chemin de l'impossible. Hirsute et condamné, comme Van Gogh entre Glanum et Auvers-sur-Oise.
D'avoir vu Rimbaud, je me surprends encore aujourd'hui et je prends presque peur. J'aurais voulu garder pour moi ce secret, mais votre curiosité l'a débusqué puisque je n'allais tout de même pas vous raconter ce que les trois cents photographies que j'ai prises au Yémen (l'appareil photo étant une machine à faire le silence) vous diront à leur façon : la vie de notre groupe de critiques et écrivains, l'accueil inoubliable des Yéménites, et ces indicibles paysages où des palais de terre cuite se tendent vers un ciel sans fard. Le secret gît souvent au-delà des paysages, fussent-ils les plus beaux du monde. Le secret réside là où certains hommes ont voulu le placer, dans la gloire de nos rêves et dans la lave de nos angoisses, là où s'échouent les bateaux Si ivres d'eux-mêmes qu'ils finissent par imposer au destin purifié leur propre progéniture - leur semblable, leur frère. J'ai vu Rimbaud. Je vous embrasse tendrement.