> Mots et points d’ami :Vézelay, la  fille de joie, Julius et moi

Dans chaque numéro de poésie/première, Maria Maïlat, poète et romancière, intervient sous une forme choisie par elle : lettre, billet, nouvelle... ici sa contribution au numéro 27.

1.

Il existe un hasard qui guide, mine de rien, les pas des écrivains. Je me plais à croire que cette « main invisible » m’a pilotée vers la maison de Jules Roy. Julius m’attendait, coulé dans son propre personnage, regard d’airain, cœur tendre d’aviateur. Il était à la recherche du dialogue infini. Il se penchait sur la vie tissée, pressée entre les pages de ses cahiers comme le jardinier sur ses roses. Sa vie à l’écriture était comme la limaille de fer à l’aimant. C’est ainsi qu’il parlait de son enracinement à Vézelay. Il y vécut un peu plus de vingt ans. Son âme avait préservé la fougue du voyageur inassouvi.
    Nous avons en commun la naissance dans un bled que l’histoire ne se lasse pas de malmener et que l’on porte, tel un miracle de douleur, niché dans notre cœur. Lui, l’Algérie. Moi, l’Europe Centrale et plus particulièrement, la Transylvanie.
      Les graines barbares de ses amours avaient trouvé un secret prolongement dans les lierres de ma langue d’écriture. Il avait une seule étoile : la liberté comparable à une lumière brillant dans la nuit, cette liberté qui a été la cause profonde de mon exil en France.
    Une  autre dette, ténue et tenace, renforce notre parenté : Julius se sentait  redevable à l’écriture tous les matins que le Bon Dieu lui a donné. Responsable du pain et du vin partagés au festin de l’imaginaire. Il était un soldat-tisserand d’histoires dans le labyrinthe du monde dévasté par les fanatismes, les incendies, les bombes et l’impensable. Il se sentait responsable d’un sabre troqué contre une plume. Il avait  délaissé son  haubert pour revêtir une chemise de lin au col élimé.

Ce même sentiment de responsabilité quotidienne à l’encontre des ténèbres m’avait aidée à survivre dans la dictature totalitaire de Ceausescu.

 

2.

Quel fut le hasard qui m’incita à envisager une résidence de femme-écrivain dans la maison de celui qui a porté la littérature française sur les champs d’honneur des aviateurs, des bombardiers, des chevaliers, bref, des hommes ? Ma question n’est pas innocente. Dans le cercle de ces héros disparus, des écrivains qui ont vécu en ces lieux, il n’y a eu aucune femme munie d’une plume (et point d’un plumeau) que je puisse citer au rang de Saint-Exupéry, Albert Camus, Max Paul Fouchet, Georges Bataille, Paul Eluard ou Jules Roy alias Julius. Vous arpentez les rues de Vézelay, d’Asquins, de Saint-Père et d’autres villages marqués par les croisés de l’an mil et par les écrivains du XX-ème siècle sans trouver la moindre trace d’une femme dont le nom imprimé sur les couvertures de Grasset, Gallimard ou Fayard prolongerait les oeuvres de Georges Sand, Colette, Virginia Woolf ou Marguerite Yourcenar.

Ici, ce sont les hommes qui ouvrent le premier millénaire après Jésus Christ et ferment la littérature du XX-ème siècle. Habituée à nager à contre-courant, la perspective de cet héritage hautement masculin m’avait semblé contenir une discrète invite à la transgression.

Pourquoi pas moi ? J’étais prête à ravir cet héritage qui renforçait ma volonté de fondre la vie dans le sang d’un journalier des mots. J’étais prête à guetter ce souffle d’éternité qui traverse les livres depuis Homère et Sapho. J’étais à mon aise sur les remparts marqués par les pas des funambules et des chercheurs d’absolu. Seuls les mythes et les disparus font briller la solitude dans les yeux d’une femme.

Il me faut nommer la transgression que cette halte dans la maison de Julius m’incite à poursuivre : l’écriture en français.

 

3.

Je me suis imaginée tel ce minuscule crustacé non-comestible et sans défense, un bernard-l’ermite glissant dans la coquille de l’aviateur. Je devrais dire carlingue puisque nous sommes aujourd’hui avec ce jeune pilote spectral dans un avion rempli de livres et de souvenirs. Il est en train de faire son point fixe. Dans l’aviation comme dans l’écriture, il est question de maîtriser la vitesse fictive d’ascension : sans trop tarder, j’ai décollé. Dès le premier jour passé dans la maison de Julius, je me suis sentie l’arpenteur d’un palimpseste ouvert à même le parc. Puis, j’ai plongé à pic comme un planeur dans le vide d’une grande solitude pour mieux prendre mon envol.

Grand-père Julius me fit son premier cadeau. Tout à fait par hasard (ce même heureux hasard), un petit livre a glissé à mes pieds. Je l’ai ramassé et lu les pages ouvertes en éventail devant mes yeux :

« Quand tu viendras, nous monterons

par le sentier de sable et de rochers,

jusqu’à l’étoile dans la forêt.

Je te montrerai l’étang

pareil à mon cœur triste.

… je suis devenu comme un arbre.

mes mots sont comme un vol de freux.

 

Errer à travers la bibliothèque

M’y promener, y flâner

… suis-je mort ?suis-je vivant ?

 

Comme si la nuit pouvait ressembler au jour

J’aimerais que la mort ressemble à la vie.

Ces poèmes sont de Jules Roy. Ils ont été publiés en 1987. A cette époque, je vivais ma première année d’exil, le baptême du feu sur la terre de la France.

 

4.

Cependant, la raison première de ma venue à Vézelay est un coup de foudre. Lorsque j’ai découvert la Bourgogne, il y a une dizaine d’années, je me suis dis que jadis, dans une autre vie, j’avais arpenté ses sentiers, effleuré ses ruines, mangé son pain, bu ses larmes, soigné ses roses. Et je m’étais aussi dit qu’un jour je viendrai m’y installer pour écrire. Il y a bien sûr un attachement à la terre de notre naissance mais le plus fort et bel attachement voit le jour lorsqu’on trouve un pays d’élection, d’amitié, d’amour.

5.

La Bourgogne a plusieurs cœurs, nombreux jardins, cimetières, lieux de culte et de mémoire. Cependant, elle ne possède qu’une seule rose épanouie dans les Cantiques, une seule fille de joie, un seul témoin prolongeant l’amour païen dans la révélation : la Madeleine de Magdala. Je l’associe à la madeleine de Proust. Toutes les deux ont le bon goût des choses immortelles, des choses qui ne se laissent pas anéantir par l’amnésie et la haine et qui ressuscitent grâce aux mots murmurés dans la solitude de la nuit. Il se peut que sans la race des Madeleines, les hommes n’auraient jamais pu croire dans l’existence des miracles, croire qu’il y avait toujours un fond d’espoir à racler dans les tiroirs. L’espoir est le premier des miracles qui nous est transmis par les femmes.

Et les hommes n’auraient jamais connu l’étendu de leur pouvoir et de leur limite sans le rire, le sourire, le silence, la voix, l’obstination des femmes.

La Madeleine myrrophore fut pour moi, élevée dans un système stalinien, une rencontre de vérité et d’insoutenable légèreté.

Il se trouve que Julius avait baptisé un de ses chats, doté d’un fort mauvais caractère, Staline. Mon matou s’appelle Tabou. Au croisement de ses deux patronymes commence l’écriture d’une autre histoire…

6.

Revenons à Vézelay, dans la demeure de grâce d’une femme indélogeable qui n’a pas besoin de laisser son nom sur la couverture d’un livre édité par Grasset, Gallimard, Julliard ou Fayard. Cette femme, selon les gnostiques, s’était distinguée par sa grande culture et sa parole juste égalant celle des premiers apôtres.

Marie-Madeleine de Magdala a accédé à l’immortalité par la parole. Elle a donné à l’immortalité son parfum, sa vue et son sourire, bref, elle l’a rendue accessible aux humains. Sans elle, Jésus n’aurait pas pu devenir un mythe éternel.

Marie-Madeleine permit a Jésus de rendre vivant non pas un amour vautré dans l’accident d’une rencontre ou dans un roman de gare, mais un amour sans concession, totalement redevable à la parole libre, à la discrète éternité préservée dans les roses éphémères. Un amour au regard chargé d’hospitalité, de partage, de caresses.

7.

La Marie-Madeleine - avec ses cheveux, son regard et ses mains - modèle le monde du féminin. La présence de ce monde pourrait se résumer à ce murmure, souviens-toi. Souviens-toi, et apprendre à parler sans colère… Il n’y a rien de plus difficile que cela : penser, parler, regarder autour de soi sans colère mais d’un œil éveillé, fiévreux, précis, un œil qui est relié à la voix intérieure, la voix du poète. Souviens-toi. Marie-Madeleine de Magdala sur Vézelay est la figure du témoin qui sera toujours là pour témoigner que le ciel existe, que l’homme ne se réduit pas à un guerrier mortel ni à un dictateur qui ordonne la destruction d’autrui au nom de la paix. Non, l’homme ne se réduit pas à une machine de guerre, machine à sous, machine à piloter un bombardier. Julius l’avait expérimenté dans sa chair et dans ses cauchemars lorsqu’il avait largué les bombes au-dessus de la Ruhr, puis, lorsqu’il est allé à Beyrouth et en Algérie.

Marie-Madeleine de Magdala n’a pas eu besoin de faire l’armée, d’apprendre à conduire un char, de manger à la table de Hitler ou de Staline.

Elle se situe à l’opposée de Jeanne d’Arc.

Elle est la petite-fille d’Antigone. Elle dit simplement, je peux. Je peux m’assoire aux pieds d’un voyageur fatigué et lui parler. Je peux m’asseoir à la table des hommes et méditer avec eux. Et les hommes apprendront à laisser les armes au vestiaire.

Elle dit aussi, tu peux. Elle n’intime ni injonction ni cri de victoire. Elle porte une jarre remplie de parfums et d’huile aux odeurs de vie, d’immortalité. Elle est le principe féminin indispensable à la parole que l’humain tente de faire pousser dans l’ombre du Verbe terrible lorsque seule la lumière fut.

Cette parole au féminin est fondée dans la révélation. Révélation que certains appellent inspiration, rêve, pensée, amour, plénitude, sérénité, silence, marche à pied, lecture, écriture.

8.

La Marie-Madeleine de Magdala sur Vézelay est une fille de joie. Elle ne se départit jamais de ce rôle sacré. Elle aime les hommes. Elle connaît mieux que personne l’homme sexué, mis à nu dans sa vérité charnelle. Elle possède l’art de faire jouir les cinq sens des mâles. D’une vestale de la jouissance, elle s’achemine vers le rôle d’une femme libre de suivre une destinée d’extase et d’art : elle devient musicienne de la pensée sensible.

Son corps entier est une plume écrivant, un instrument jouant, chantant.

Elle est une main trempée dans la création. Grâce à elle, les hommes délaissent les armes et se mettent à créer des contes, des chants, des masques, des jardins, des livres.

Dans sa jarre, les mots deviennent parfumés, laissent des traces.

C’est ainsi que je traverse aujourd’hui la langue française. Comme une trace de parfum venu d’Orient, une trace codifiée dans mon nom universel, Maria, plus proche de cette Madeleine de joie que de la Vierge Marie.

9.

La Marie-Madeleine de Magdala sur Vézelay refuse d’enfermer son amour dans un ventre maternel. Elle ne déteste pas les mères, loin de là. C’est elle qui les console lorsqu’une mère perd une fille, un fils, puisqu’elle connaît mieux que quiconque le renoncement nécessaire pour vivre sans enfant. La Vierge Marie avec son petit dans les bras ne fait que torturer davantage le cœur d’une mère dont le fils ou la fille a été tué(e) dans une guerre ou un accident. Car la Vierge Marie a su sauver son enfant, tandis que des millions de mères sont broyées avec leurs petits dans les guerres, les exterminations, les dictatures.

Marie-Madeleine n’est pas une mère. Elle n’est pas un garçon manqué comme Jeanne non plus. Elle ne se déguise pas. Elle n’entend pas des voix. Elle écoute. Elle parle. Elle est une femme à part entière. Elle garde sa part de féminité ruisselant dans ses cheveux, ses seins, ses mains, ses hanches. Cette part de féminité que les hommes larguent si facilement au nom de la gloire. Cette part de féminité sans laquelle il n’y a ni création ni pardon ni aucun avenir sur cette planète.

10.

La Bourgogne a su préserver le nom d’une culture qui se décline au féminin. L’art n’existerait pas sans les femmes issues de la race de Marie-Madeleine. Elles passent souvent inaperçues et se contentent de jouer le rôle de la muse ou « des petites mains ». Mais elles ne sont jamais absentes de l’œuvre signée par un homme.