POÉSIE ET SPIRITUALITÉ

 

 

 

Par Emmanuel Hiriart

 

 

« Et l’être dans les êtres est un être créateur

Où mon cœur se repose, fait don et élit. »

                                              Hallaj1

 

 

 

 

     Le terme de spiritualité est d’origine chrétienne, voire catholique: dans cette tradition, on peut le définir comme « la vie de l’âme avec son dieu, ou, plus justement, la vie de Dieu dans l’intime du sujet religieux2 ». Certains poètes de ce numéro s’inscrivent dans cette perspective. Pour d’autres, le mot « spiritualité » est à redéfinir en l’adaptant à des traditions différentes, qui n’envisagent pas forcément Dieu comme une personne ni l’âme comme ayant une existence absolue, et à des explorations individuelles diverses, parfois sans référence religieuse. Nous appellerons donc spiritualité toute expérience intérieure ressentie par celui qui la vit comme fondant ou refondant son existence, et partant sa relation avec le monde. Est-il légitime de réunir sous ce terme abstrait des réalités très diverses3 ? Il nous a semblé que oui, parce que tous les auteurs présents ici ressentent l’écriture comme un moyen d’approcher, ou de dire à tout le moins une réalité intérieure qui dépasse  infiniment leur conscience ordinaire, quelque chose comme le dieu « plus intime que l’intime de moi-même » de saint Augustin4, en exprimant ce qui échappe à la langue de la communication quotidienne.

 

 

     Depuis le XIXe siècle la poésie occidentale s’est souvent voulue indépendante des institutions spirituelles ou temporelles dont elle avait souvent été la servante durant les siècles précédents. Refusant les dogmes cléricaux, le poète romantique s’est dit prêtre, mage5, prophète. À l’image de Victor Hugo il partait seul en quête de son Dieu, insaisissable divinité, objet vertigineux du grand poème toujours inachevé. Plusieurs parmi les poètes de ce numéro peuvent apparaître comme les continuateurs lointains de cette manière d’être. Héritiers d’un siècle soupçonneux, ils considèrent souvent leur aventure spirituelle avec une distance critique, comme Jean-Michel Maulpoix son lyrisme. Ils n’en restent pas moins convaincus que le poème est « Terre et ciel un moment découchés des civilisations6 ». On est là proche de la tradition mystique, mais d’une mystique à l’état sauvage, pour paraphraser Claudel, et tournée dès le départ vers d’autres hommes par le geste d’écrire. La religion y est une expérience directement vécue au contact de la divinité, ou de son manque… Dans une certaine mesure, on peut rattacher aussi cette posture spirituelle à la figure antique de l’aède7 grec ou du vates latin, bouche d’ombre par laquelle vient au jour une parole divine,

mémoire antérieure à l’existence individuelle du poète, dite pour la collectivité, mais dont le poète est seul garant, ajoutant son œuvre au trésor commun.

 

 

     On sait la complexité des relations entre les mystiques, pour qui il est vain de répéter le nom de Dieu « Sans Le Voir, sans Le toucher, sans L’éprouver8 » et les gardiens du dogme et des rites qui se méfient des exaltations enthousiastes. D’autres poètes de ce numéro, souvent mais pas exclusivement venus d’horizons plus lointains, choisissent de s’inscrire dans des traditions religieuses, même s’ils y font parfois figure de rénovateurs, et si le mysticisme, empruntant cette fois des voies ouvertes par leurs anciens, ne leur est pas toujours étranger. Les images de leurs textes sont davantage inscrites dans un patrimoine codifié9 : ici la poésie ne recherche pas l’inattendu, ne plonge pas dans l’inconnu pour trouver du nouveau. Elle se veut expression vivante, réactualisée d’une expérience ancienne et depuis longtemps partagée. Il ne faut peut-être pas s’empresser de rejeter cette deuxième manière d’être au nom d’une vision réductrice de la dans une langue qui est aussi celle, originelle, d’un livre sacré, comme l’hébreux ou l’arabe, et ceux dont la langue est purement profane, disons politique, commerciale, affective et littéraire.   modernité, de l’individualisme contemporain… Si ce type de cheminement suit des sentiers balisés, il ne faut pas oublier que chaque marcheur – s’il garde les yeux ouverts ! – réinvente le paysage au fil de son regard. Il actualise le texte ancien en s’efforçant

de le vivre et d’en nourrir son souffle. La littérature ne nous a-t-elle pas appris qu’il y a des morts qui restent vivants, parmi nous, dont la voix peut être l’expression la plus juste de notre propre expérience; que la rumination intertextuelle est  l’une des sources de la création? À l’inverse il ne suffit pas de se vouloir en rupture pour réinventer un monde habitable… Et la langue nous avertit que le vates est toujours menacé de s’égarer dans ses vaticinations…

 

 

     Une lecture attentive des multiples aventures individuelles et collectives évoquées dans les pages qui suivent montrera que la réalité de ces expériences poétiques et spirituelles est moins dichotomique et plus complexe que ne le suggère cette esquisse introductive… La frontière est souvent poreuse, entre les poètes comme à l’intérieur d’une même œuvre. Ne serait-ce que parce que plusieurs auteurs, caractéristiques en cela d’une des attitudes religieuses contemporaines, enracinent leur spiritualité en puisant dans plusieurs traditions, persuadés comme Kabir toujours, notre contemporain du XVe siècle, que tous « les bijoux sont créés à partir du même or10 ». Cette façon de voir peut chez certains poètes se référer à la tradition de la philosophia perennis. Poésie/première n’appartient à aucune chapelle poétique… notre revue n’entend pas non plus s’affilier à une famille spirituelle (et ne prétend pas, bien entendu, que toute spiritualité soit poétique, ni que toute poésie doive avoir une dimension spirituelle). Nous savons que nous n’épuisons pas le sujet, loin s’en faut. Des traditions respectables, des démarches personnelles fortes et originales sont évidemment absentes de ces pages. Nous espérons cependant qu’elles seront l’occasion pour nos lecteurs de belles expériences poétiques… et spirituelles, au sens que chacun voudra attribuer à ces deux mots ! Laissons la parole à Rûmî, en guise de conclusion provisoire…

 

« Le firmament entier était embrasé de ton feu

Le ruisseau du monde était rempli par l’eau de ta mer

Cette eau était un mirage, ce feu un éclair

Cet instant a fui sans laisser de trace : peut-être était-ce un rêve11 »

 

 

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1. Hallaj, Poèmes mystiques, traduction par Sami-Ali, Sindbad, 1985.

2. Raymond Darricau, Bernard Peyrous, La spiritualité, PUF, 1988, p. 4.

3. On pourrait de même contester avec Henri Meschonnic le mot « poésie », lui préférer les poèmes dans leur pluralité…

4. Confessions, III, 6, 11.

5. Paul Bénichou, Les mages romantiques, Gallimard, 1988.

6. David Bijou, cf. section poésie/plurielle p.96.

7. Marcel Detienne, Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Maspero,1973.

8. Kabir, Cent huit perles, traduit par Yves Moatty, les deux océans, 1994, p. 31.

9. Il y aurait aussi une différence intéressante entre les auteurs qui écrivent dans une langue qui est aussi celle, originelle, d’un livre sacré, comme l’hébreux ou l’arabe, et ceux dont la langue est purement profane, disons politique, commerciale, affective et littéraire.

10. Kabir, op. cit., p. 29.

11. Djalâl-od-Dîn-Rûmî, Rubâi’yât, traduction par Eva de Vitray Meyerovitch,  Albin Michel, 1987