Poésie/première, ce sont aussi les billets d'humeur de Jean- Bernard Papi. Ici celui du numéro 17.
LA NULLITÉ DANGEREUSE
(Pour défendre Bernard-Henri Lévy)

Par Jean-Bernard Papi

On a entarté, et non entartré comme certains commentateurs de télévision l'ont dit, Bernard-Henri Lévv. C'était dans la semaine du 25 février au 3 mars de cette année. Je n ai pas retenu la date exacte, peut-être mercredi, peut-être jeudi, en tout cas c était durant cette semaine; BHL s'étant fait entarté plusieurs fois il vaut mieux spécifier à quel épisode on se réfère. La télé, sans doute lassée par ce genre de clownerie n'a guère fait état de l'incident. Elle a eu tort, on ne montre jamais assez les imbéciles dans l'exercice de leur ministère. Je ne parle pas ici de Bemard-Henri Lévv mais de son agresseur. Car appelons les choses par leur nom, l'entarteur est un agresseur, un agresseur doublé d'un sot. Mettre une tarte, c'est ce que me promettait mon père quand je lui chauffais trop les oreilles ou que j'avais passé les bornes. Certes elles, ses tartes, n'avaient pas le goût délicat, surchoix, de la crème Chantilly, mais elles en possédaient la teneur vexatoire. Ceci étant, c'était mon père et j'acceptais venant de lui ce que j'aurais vigoureusement refusé à d'autres. Le Belge entarteur, car c'est un Belge parait-il et l'affaire s'est déroulée à Bruxelles, Belge que j'appellerai monsieur Beulemanns pour ne pas dire son vrai nom pour des raisons d'éthique et de déontologie, cf. Hérostrate; et puis il en serait trop heureux le bougre. Donc ce Belge, monsieur Beulemanns, se prend pour le père de Bernard- Henri Lévv et lui met une tarte. C'était au cours d'un congrès, d'une réunion de famille ou pendant une partie de tarot, peu importe. Voilà pour les faits. Ajoutons que monsieur Beulemanns fait rire les imbéciles quand, dans son rôle de père irascible, il corrige l'un de ceux que la plèbe déteste, ne comprend pas ou trouve hors norme. Je préfère "ne comprend pas" parce que dans le cas présent, les livres de BHL, sans voler dans la stratosphère de l'esprit, ne sont pas accessibles à tous les papas, filles et fils Beulemanns de Belgique et d'ailleurs. Cependant, comme je ne voudrais pas que l'on me tienne pour un inconditionnel tous azimuts de Bernard-Henri Lévv, je donne la parole à Philippe Val qui, dans Charlie Hebdo du 27/5/98, résumait tout le bien qu'il pensait de notre philosophe en intitulant son édito : BHL, l'Aimé Jacquet de la pensée. Ce qui est bien pour Aimé Jacquet, mais revenons à notre sujet. Agresseur ai-je dit car, quelle que soit la manière de procéder pour entarter et quelle que soit l'élégance du geste, c'est un objet que l'on vous balance dans la figure. Etonnant d'ailleurs qu'il s'en tienne aux célébrités de l'écran ou du livre. Pourquoi négliger les sportifs, quelques-uns encombrent les écrans comme des grands, tout en ayant beaucoup moins à dire que Bernard-Henri Lévy. J'aimerais voir monsieur Beulemanns entarter par exemple le champion de judo David Douillet, Rachid le boxeur, des rugbymen, quelques footballeurs tels Anelka, ou même Amélie Mauresmo, mais attention, sans prendre la fuite après. Entarter puis rester là, calmement, en regardant bien l'agressé dans les yeux. Sans rire non plus, inutile de chercher la fracture du crane. Car après tout, on est en droit d'imaginer que monsieur Beulemanns puisse être fier de son geste et le revendiquer, clamer à la face du monde Voyez et constatez, c'est moi le preux chevalier blanc, le Zorro de la société du spectacle! Il doit même, à cet instant, se tourner vers ses semblables qui jubilent dans leur coin et leur crier Moi, Beulemanns, entarteur, je vous venge de votre couardise et de votre sotise en étant n fois plus sot que vous. C'est un objet que l'on jette, et puisque la règle du jeu n'est pas fixée, ce pourrait être,si l'on s'en tient à la tarte symbolique, une tarte au mazout, à la limaille de fer, au béton à prise retardée, aux noyaux de pêches ou au goudron. J'imagine assez bien la tarte au goudron avec une cerise de plumes, pour la délicatesse. Mais qu'a donc fait Bernard-Henri Lévy pour être entarté? Il écrit, il parle, il publie et dit des phrases qui ne plaisent pas à tout le monde. Il défend Salman Rushdie dont les malheurs sont bien connus. Par parenthèses, mon cher Bernard-Henri, votre ami musulman, car Rushdie est musulman n'est-ce pas, méconnaît à un point sa religion qu'il pourrait facilement passer pour un chrétien, car raconter comme lui des trucs sur le Prophète c'est franchement casse-cou quand on est du milieu. Autant que d'insulter un parrain en Sicile.
BHL prend parti contre les Serbes pour la Bosnie, il s'en est expliqué : "Si j'ai pris, en Bosnie, le risque d'avoir tort? Sûrement, oui. Forcément. Mais ce n'était plus tout à fait la question. La question? Il y avait en Bosnie une idée de l'homme, de la culture, de la nation, de la ville, de la société, de l'Etat, dont je savais que la disparition appauvrirait l'Europe. Et il y avait en face, dans ce que promettaient les Serbes une image du monde qui me faisait horreur." (La pureté dangereuse, Grasset p. 269.) C'est pour cette phrase, et pour d'autres semblables qu'on l'humilie? Et bien, j'en connais beaucoup qui seraient heureux d'en formuler, voire même d'en penser, des phrases comme celle-là. Serbes ou Bosniaques, il a raison, là n'est pas la question. C'est l'idée généreuse de défendre une certaine idée de la civilisation qui importe, de notre civilisation, avec ce qu'elle a d'imparfait, j'en conviens, mais nous n'avons pas lutté, j'espère, contre les deux plus grands totalitarismes de tous les temps pour nous laisser asservir par des minables. Autre chose aussi qui me paraît importante chez lui, il le dit lui-même. Il tient le rôle du polémiste, de l'homme de guerre. En d'autres termes, il se bat pour ses idées mais pas n'importe lesquelles, pour la liberté de penser et d'agir comme il l'entend dans un monde à sa convenance. Peut-être n'a-t-il pas, pour monsieur Beulemanns et ses semblables, pris les bonnes défenses, développé les bons arguments, mené les bonnes guerres, exalté les bons sentiments. En d'autres termes peut-être n'a-t-il pas fait ce que monsieur Beulemanns et les siens souhaitaient. Peut-être n'a-t-il pas parlé de la même voix qu'eux, peut-être n'a-t-il pas hurlé avec les loups. Lui qui prône l'arrivée de l'intellectuel du troisième type, peut-être s'est-il heurté à celui du second type, voire du premier. Ce qu'il espère c'est l'anti Sartre sur son tonneau (Eloge des intellectuels, Grasset). "Un intellectuel pessimiste, moins tricheur, moins duplice, moins prisonnier d'un double langage." "Et on ne le verra plus comme Althusser lire Chateaubriand en secret ou comme tant et tant d'autres, attendre le soir de sa vie pour dire son goût du luxe, des femmes, des palaces et du plaisir. Fin de la schizophrénie.(ibidem p80). je ne trouve pas là, dans cette définition des intellectuels, matière à entarter. C'est un point de vuecomme un autre qui mérite réflexion, mais comme je ne suis pas un penseur je me garderai de prendre partie dans la classique controverse entre Sartre et Aron. Tant que nous y sommes de nos réflexions, peut-être entarte-t-on BHL parce qu'il écrit dans Le Point? Je n'ose y penser... Non, finalement on l'entarte parce qu'il est là, qu'il ne méprise pas les plaisirs de la vie, parce qu'il parle en public, à la télé, qu'il est invité à des congrès, qu'on le reçoit, qu'il fait des films, qu'il a une femme plutôt belle et agréable, qu'il a de belles chemises blanches, peut-être aussi parce qu'il est juif. Autant de choses que les messieurs Beulemanns détestent, qui leur font bouillir le sang parce que personne ne les reçoit, eux, parce qu'ils ne font pas de films, n'écrivent pas de livres et qu'on ne leur demande jamais leur avis. Alors avec leur orgueil étouffé, avec leur petite vanité piétinée, ils s'expriment comme ils le peuvent, avec les moyens dont ils disposent, à la manière des comiques du cinéma muet, en jetant des tartes. Monsieur Beulemanns aurait pu choisir de pincer les dames dans le métro, d'envoyer des lettres anonymes, de téléphoner la nuit des insanités! Le monde est plein de polissons, disait Jacques Brel. Il aurait pu, monsieur Beulemanns, lancer des boulons avec les lanceurs de boulons, pancarter avec les brandisseurs rituels de pancartes, hystériser avec les enterreurs d'Ayatollah, barricader au nom des privilèges, enfin se conduire comme quelqu'un de bien. Il a choisi le parti le plus détestable, lutter contre l'esprit en utilisant le muscle et le projectile.