PONGE ET L'OBSESSION DES DATES
par
DANIEL LEUWERS
Soucieux
de définir sa poétique, Francis Ponge écrit dans Pour un Malherbe: « Il est
bien sûr que mon particulier est là: essayer d'arriver au poème bref (texte
bref, cru et adéquat) et en même temps faire à ce propos de longues études,
des réflexions d'ordre méthodologique, moral, politique -
que sais je
!
intéressantes par elles-mêmes
».
Une
tension perpétuelle existe donc entre le bref et le long, qui n'est pas sans
avoir de secrètes correspondances dans le rapport que le poète entretient avec
le temps, avec son positionnement dans le temps. Avant d'être achevé, le poème
pongien passe par des chantiers, des dossiers, des brouillons, voire même toute
une stratégie de publications qui vise à mettre en doute le concept de «
trouvaille verbale » et à inscrire dans un processus de démystification. De
nombreux critiques ont pertinemment éclairé ce processus créateur cher à
Ponge. Je voudrais, pour ma part, adopter un autre angle de lecture.
Je
dois avouer que, lors des quelques visites que j'ai rendues à Ponge au
Bar-sur-Loup ou rue Lhomond à Paris, j'ai toujours été frappé
par son souci de situer très exactement dans le temps ce dont il me parlait, et
par son penchant à arranger certaines dates par rapport à d'autres qui
correspondaient à des rencontres ou à des découvertes pour lui importantes.
Ainsi ai-je été sensible à ce qui, dans ses textes, participe d'une
sorte de tressage qu'il fait subir aux dates, objets de subtiles jongleries où
l'avant et l'après se coalisent à des fins que je vais essayer d'élucider.
Je
recours ici à L'Atelier contemporain,
ouvrage qui regroupe des études sur des peintres, classées grosso modo dans
leur ordre chronologique d'écriture. Fautrier et Braque tiennent la vedette.
Braque, à lui seul, comptabilise sept textes de « Braque le réconciliateur
» (daté « juin-octobre 1946 ») à « Braque ou un méditatif » (non
daté, mais qu'on peut situer en 1971). Dans l'intervalle, on trouve l'article
« Braque lithographe » (écrit en juillet 1963, un mois avant la mort du
peintre, ainsi que Ponge tient à le souligner dans une note) et « Braque votif
» (de 1964). Dans ce dernier article, Ponge jongle de plus en plus avec les
dates. Il rappelle celle de la mort de Braque (« le 31 août 1963 »), celle de
sa première visite dans son atelier (« fin 1944 ou début 1945 » -
cette
imprécision n'est pas, comme on le verra, anodine) et enfin celles où Jean
Paulhan puis René Char s'entremettent pour que Braque illustre des recueils de
Ponge (1948 et 1950).
Dans
« Braque ou un méditatif à l'œuvre » composé sept ans après la mort de
Braque, les rapports au temps se complexifient. Dès les premières lignes du
texte, Ponge indique métaphoriquement les vertus de la marche arrière qui
permet de mieux aller de l'avant -
et ce, à partir du nom de Braque lui-même
: dimensions très strictes, mais il a aussi cette étrange propension à opter
pour des « cadres peints, tracés du même pinceau et de la même matière
(picturale) que l'oeuvre même, en faisant donc partie, partie tout à fait «
indissociable ».
Aux
cadres qui enferment, Braque cherche donc à substituer des cadres qui ouvrent,
qui débordent, qui deviennent l'oeuvre elle-même. Ponge ne procède-t-il
pas de la même manière dans ses commentaires qui débordent toujours ses
propres poèmes et en révèlent la « fabrique »? Soulignant
- et pour
cause
-
« ce souci d'encadrement » propre à lui et à Braque, Ponge écrit:
« nous aurons, d'ailleurs, l'occasion d'y revenir... ». Et, en effet, le poète
revient très vite à cette idée
- ou obsession
- des « dimensions
de l’encadrement de son propos », mais en jonglant, cette fois, avec d'autres
dates et en s adonnant à ce qu'il appelle désormais des « parallèles ».
Ponge
part de sa première visite dans l'atelier de Braque -
qu'il situe en 1945
et non plus en 1944-45
- pour constater que Braque a alors
soixante-quatre ans (« Il avait soixante-quatre ans quand je l'ai connu
») -
ce qui est, une nouvelle fois, inexact car Braque (qui est né en
1882) ne peut avoir tout au plus que soixante-trois ans. Mais qu'importe,
puisque le désir fantasmatique du poète est de parvenir à un parallèle
dramatisé. Lisons, en effet, les deux phrases complémentaires de Ponge:
«
Il avait soixante-quatre ans quand je l'ai connu. Je venais d'atteindre à
cet âge quand il est mort. »
Seule,
la seconde assertion est exacte, mais l'essentiel pour Ponge est, fût-ce
au prix d'une légère distorsion, d'assurer entre Braque et lui un très fluide
et très naturel passage de relais. Ponge se sent le devoir de perpétuer la leçon
de Braque non seulement pendant les dix-sept ans qui le séparent encore
de sa mort au même âge que le peintre, mais au-delà si c'est possible.
Evoquant Mariette Lachaud et la mère de Braque qui ont servi le peintre jusqu'à
leur mort, n'ajoute-t-il pas : » Que dis-je? Encore
au-delà »?
Ponge
est mû par l'idée tenaillante que certaines oeuvres novatrices sont destinées
au public d'un autre siècle. Ponge, lorsqu'il rencontre Braque dans son atelier
de la rue du Douanier, a le sentiment de passer avec lui une douane, une frontière
capitale. Le poète aime à se savoir, comme Braque, un homme du XIXème siècle
appelé à être compris au XXIème siècle. Vers la fin de son texte sur
Braque, il se plaît à évoquer les années 1870-1880 où les esprits les
plus lucides (Rimbaud, Lautréamont) avaient compris, comme nombre de
physiciens, qu'on ne pourrait plus longtemps se contenter de « la grille de la
géométrie euclidienne » pour décrypter certains phénomènes. Or, la
peinture de Braque, tout comme la poésie de Ponge, exige également de
nouvelles grilles de lecture et notamment l'admission de l'importance du
signifiant en regard du signifié.
Dans
ses entretiens avec Philippe Sollers, Francis Ponge répond vertement à son
interlocuteur qui le fait naître en 1900
:
Ponge
est très précisément né le 27 mars 1899, soit neuf mois avant
Braquez
à fond, pour vous dégager du créneau (en arrière, d'abord; puis, en sens
inverse, vers l'avant) et vous voici, déjà, tranquillement, en route dans la
lecture d'une tout autre chose qu'une rangée de voitures à l'arrêt.
Pour
lutter contre le spectre du stationnement stérile, le poète fait donc
l'apologie de la marche arrière et de la marche avant. Suivons donc l'exemple
auquel nous convie Ponge et égrenons les dates que son texte met en relief.
Il
y a d'abord ce constat que « la mort de Braque, voici sept ans, a donné » à
Malraux « l'occasion d'amorcer (sa) popularisation ». Mais il échoit à Ponge
d'aller au-delà de la parole officielle et grandiloquente. D'ailleurs,
Braque n'avait que faire de la prétendue grandeur, lui qui n'a jamais peint «
de trop grands formats ». Le premier tableau de Braque vu par Ponge était «
de taille modeste »
-
c'était un « papier collé, de 1912 ou 1913 »
représentant un violon. Le poète signale qu'il l'a aperçu « vers 1923 ou 24
» dans l'atelier parisien qu'habitait alors Jean Paulhan , « 9, rue
Campagne‑Première » (adresse programmatique: une impression "première"
a l'art de vous remettre à "neuf"!). Enfin, Ponge remarque qu'il n'a
rencontré « Braque (dans son propre atelier) que, pour la première fois,
vingt ans après ».
L'aventure
s'est donc étalée sur trente ans -
de 1912-1913 (date de la
composition du tableau de Braque) à 1923-1924 (date de la première découverte
par Ponge de ce tableau), puis à 1944-45 (date où, comme il était dit
dans « Braque votif », Ponge a vu « pour la première fois » le peintre dans
son atelier).
Ponge
monte et descend les marches du temps avec allégresse mais non sans de légers
décalages. Il y a, en effet, un peu plus de dix ans entre les deux premières
dates relevées et un peu plus de vingt ans entre la seconde et la dernière
date. Si Ponge aime à descendre dans le temps, c'est certainement pour mieux le
remonter, ainsi qu'il le confie métaphoriquement dans Nioque de
l'avant-printemps
:
«
Tout s'écoule (nous vieillissons), mais les enfants montent les marches (du
perron) du temps pour venir en riant à la salle à manger. »
Monter
-descendre. Tout est dans ce mouvement
incessant. La genèse d'une oeuvre ne se comprend qu'autant qu'elle a été
strictement cernée dans le temps. L'art de Ponge consiste justement à cadrer
le temps -
ou, du moins, ses temps forts
- mais avec de très légères
et très significatives inégalités. Quand Ponge dit qu'il n'a connu Braque que
« vingt ans après » avoir vu son tableau chez Paulhan, il triche un peu. De
1923-1924 à 1944-1945, il y a un peu plus de vingt ans. Mais, à n'en pas
douter, cet apparent mauvais calcul correspond à un calcul plus profondément
fantasmatique du poète.
«
Vingt ans », ce serait l'encadrement exact. Mais voici que Ponge évoque, à ce
moment précis (et ce n'est pas un hasard), son désir d’ « encadrer » son
propos « comme Braque lui-même, toutes choses égales d'ailleurs, le
faisait soigneusement de ses propres ouvrages ». Et Ponge de relever chez
Braque une pratique qui est celle, plus ou moins consciente, du poète lui même.
En effet, Braque a l'habitude de confectionner des cadres de bois, de l'année
1900. Neuf mois: le temps d'une grossesse, le temps d'accomplir une seconde
naissance -
qui sera la naissance d'un artiste apte à passer un autre cap,
celui de l'an 2000 où il trouvera enfin une majorité de lecteurs capables de
comprendre son entreprise poétique Ponge n'a de cesse de jongler ainsi avec les
dates et même les siècles. Il ne redoute rien moins que le « continuum », le
ressassement statique des mêmes idées qui conduit tant de poètes à «
prendre incontinent le remonte-pente ou l'ascenseur de la tour d'ivoire ».
Pratiquer
la permutation des éléments, privilégier les déboîtements, tirer très fort
sur l'éventail du temps quitte à en briser les cadres trop rigides, telle est
l'éthique de Ponge et ce qui fonde son esthétique. Mais Ponge ne manipule guère
les chiffres à la façon des « hommes des sciences dites exactes (mathématiciens,
géomètres) ». Lui ne cherche à les « traiter, agencer, permuter, déporter,
etc, qu'un peu à la façon dont les militants politiques sont bien forcés de
manipuler les individus ».
Le
mot est lâché
:
la manipulation touche au politique dans la mesure où les légers
glissements opérés par le poète lui permettent d'échapper à ce que Roman
Jakobson appelle « la rouille de la pensée » et de se défendre contre les
fossilisations idéologiques qui toujours menacent.
Etre
né neuf mois avant 1900 n'est donc pas anodin, puisque cette sorte de déhanchement
initial a contribué à susciter une poétique de la marche arrière favorable
à de fulgurantes embardées démystificatrices où les marges d'erreur
permettent justement d'échapper aux risques de la pensée totalitaire.
Francis
Ponge s'impose donc comme le héraut de stratégies rétroprospectives que
cristallise un étrange calendrier fantasmatique propice à la possibilité de
nouvelles naissances et à la valorisation de ce « pré » qui, préfixe des préfixes,
figure le tremplin idéal de l’ « en avant » rimbaldien.