JEAN-PIERRE SIMÉON : AÏE ! UN POÈTE[1]

 

Par Jean-Paul Giraux

 

 

     Dans ses chroniques « radiogéniques » – un petit bijou façonné au fil des émissions de Radio France Puy-de-Dôme et qu’on peut retrouver dans sa version papier chez l’éditeur Cheyne[2] – Jean-Pierre Siméon affirme en souriant que “nous vivons aujourd’hui sous le règne des con”, et on aura évidemment compris qu’il fait référence à cette triple tyrannie du consensus, de la conformité et de la convention à laquelle on voudrait nous soumettre.

     Or, Jean-Pierre Siméon a décidé de faire de la résistance.

     D’abord, il sera – Aïe ! – poète parce que justement, ça sert à ça, la poésie, “à mettre les pieds du poème dans le plat de l’existence1”, à résister donc avec cette conviction forte formulée par René Char qu’il cite volontiers, que “ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égard ni patience”.

      Bon, d’accord, mais comment ?

 

 

UN POÈTE DE LA CÉLÉBRATION

 

     On l’a souvent dit, dès l’avènement du premier romantisme, l’histoire de la poésie française a pu s’écrire en mesurant, pour chaque poète, la distance à laquelle il se situait par rapport au lyrisme, mise à distance effectuée de multiples façons en fonction des époques et des aléas de la vie littéraire, y compris à travers des démarches qui peuvent se combiner ou s’exclure : sacralisation de l’écriture à la suite de Stéphane Mallarmé qui revendique “…la disparition élocutoire du poète qui cède l’initiative aux mots…”. ou réévaluation sémantique du langage à travers une revendication d’ambiguïté, l’avènement de l’objet, un réalisme lapidaire, un parti pris d’humour ou de caricature, la mise en cause du langage imposé dans une dénonciation qui peut aller jusqu’au discrédit jeté sur la poésie même, etc.

     Bref, constate Jean-Pierre Siméon, dans une interview donnée au magazine, Le Matricule des Anges n°42, à l’occasion de la parution de son dernier recueil, Fresque peinte sur un mur obscur[3], au nom de la modernité on a vu s’ériger un mur d’implacables interdits qui excluaient du poème le sujet, l’émotion, l’engagement. Sur quoi il ajoute : “Alors, faites excuse, mais l’impureté du Je, la mise en garde comminatoire contre l’aveu sentimental, le recentrage sourcilleux sur le décrassage/concassage de la langue, je m’en tamponne. J’écris comme ça me chante...”.

 

     Ainsi, depuis ses plus anciens ouvrages de poésie édités au début des années 80 jusqu’au dernier, Fresque peinte sur un mur obscur (2002) en passant par Le sentiment du monde, qui reçut le Prix Apollinaire (1994), et Le bois de hêtre (1998) dont il sera nécessairement question ici, voit-on le poète établir avec le monde une relation qui se manifeste par une écriture relevant essentiellement de la célébration.

     Dans cette “courbe d’or de la parole”, les attributs traditionnels du lyrisme se trouvent régulièrement convoqués à commencer par cette première personne qui proclame et revendique la subjectivité du poète. Donnons un exemple :

 

      J’imagine que si je donnais corps à cet instant plus vaste que le précipice qui l’environne,

      si je faisais d’un espace l’enclos du regard, si je parlais, sous le masque blanc d’une insomnie, vers cette étendue libre, où il faut bien que tu sois pour nourrir le jardin.

      je serais ce pèlerin traversé par sa mort à l’instant du départ,

      songeant, comme chacun, l’éclat de sa blessure.

Fuite de l’immobile, 1984

 

     Puis la relation amoureuse fait l’objet d’une saisie multiple qui, au-delà de l’aventure personnelle, du cérémonial qu’elle met en scène, est aussi un éloge de l’amour (“Aimer nous recommence” dit le poète dans Le sentiment du monde) et une façon d’appréhender le monde à travers le lien particulier et notoirement poétique que toute écriture métaphorique pose entre le sujet et son environnement : “Je parlerai d’abord de l’amour, / et puis j’en parlerai encore” proclame le poète en tête du Cinquième chant dans Le sentiment du monde, parole récurrente qui débouche sur ce que le poète lui-même interprète comme une véritable “érotisation de la relation au monde ”, formule à laquelle on ne peut que souscrire :

 

   Il y a ce grillon que son cri désaltère, posant sa permanence à nos mains allumées.

 

   Il n’aime que la nuit qui pénètre son chant et ne cède jamais qu’à l’été du désir.

 

   Il n’a pas d’impatience. Sa beauté y pourvoit.

 

   Devenus muraille ou proclamés silence, nos corps ne remuent que pour troubler peut-être la crue de sa présence.

 

   Dieu, quel ex-voto pour nos libres étreintes, les marges obsédantes de qui voulait le miel du plaisir !

 

   Il y a ce grillon qui bruit dans nos étreintes.

Trente élégies de l’ardeur, 1985

 

    Cette attention portée au(x) corps et à l’émotion qu’il(s) suscite(nt) s’exprime à travers une multitude d’images – “ Herbe, herbe et parfums sous le vent, usage subtil du matin, fleurs plénières, ailes citées dans l’ombre, exhaussées dans les nuits sans remords, // autant d’amour, autant d’images !” (Le sentiment du monde) – images où la nature s’évoque avec, en filigrane, la mort dressée contre la présence apaisante du poème –  Nous savons la beauté tournée contre la mort comme la puissance des fleurs dans la prairie” (Les douze louanges, 1990) – et les conjurations de l’amour “face à la fable ordinaire des jours” : 

 

UN LYRISME BIEN CONTRÔLÉ 

 

     Mais un véritable poète est aussi ingouvernable que ses textes. Jean-Pierre Siméon l’affirme, et le fait est qu’il ne se laisse pas si facilement ranger dans un tiroir avec une étiquette calligraphiée collée sur le front.

     Poète lyrique, poète de la célébration, oui, bien sûr. Mais ce n’est pas si simple, car là encore, à sa façon, Jean-Pierre Siméon résiste. Car il sait que la poésie est une parole qui se veut d’abord poème, c’est-à-dire, pour reprendre le langage rugueux des linguistes, un “discours centré sur le message”, ou pour lui préférer celui du poète lui-même, une langue “remuée de l’intérieur” et surtout l’occasion d’une lecture jamais achevée où “il ne s’agit pas de faire apparaître le bon sens mais tous les sens qui dorment sous les mots”.

     Autrement dit, pour Jean-Pierre Siméon, le message poétique parle d’abord la langue qu’il aime et le poète fait au lecteur le don, non pas d’une signification, mais d’un trésor de mots caressants. Soyons attentifs : cela ne fait de lui ni “un programmateur de syntagmes” ni “un façonneur de concepts” et on ne perdra pas non plus de vue que le lyrisme porte en lui une tradition mélodique que la poésie de Jean-Pierre Siméon restitue sous forme de longues strophes harmonieuses, rythmées – “Je parle un langage de fête, nos lois sont musicales : un rythme pour la joie, un autre pour les bras en charge du soleil” (Le sentiment du monde, 1984) – et étroitement liées à la modalité exclamative :

 

      O combien nous furent chers le dénuement sous le regard des foules et l’éternité odorante des soirs ! — Ah comme on aime, / comme on aime à rompre un court instant / avec la joie terrible. — Cris et poèmes, ô chambres de passage où demeure comme sur les draps l’empreinte de la lutte, / ce peu de nous qui vaille, une force éprouvée. Etc.

 

     Encore convient-il de remarquer que cette attention – toute moderne – portée aux mots le conduit à renverser les termes de l’utopie romantique en affirmant que si la poésie est une “forme de résistance spirituelle” (Giuseppe Conte),ce n’est “pas tant en raison de ce qu’elle dit, mais de ce qu’elle est“, et il précise : “Parce qu’elle subvertit la langue commune et les représentations molles de la réalité, elle est une objection fondamentale à l’affaiblissement des consciences”.  

     Ici, la parole poétique, imprégnée des expériences sensuelles du poète, “n’implique ni naïveté ni mol épanchement”. Tout au contraire, on constate qu’à ce langage maîtrisé correspond un lyrisme subtilement retenu, par lequel s’affirme une liberté (“J’écris comme ça me chante...”) qui s’inscrit avec rigueur et talent dans l’évolution de la poésie contemporaine.  

 

UNE "PART DE LA MÉMOIRE DU MONDE"  ?  

 

     Il reste que le monde dont nous parle Jean-Pierre Siméon paraît d’abord être sans géographie (“paysage immolé à la candeur de l’amour” – “Géographie intentée au mystère” ?) et sans histoire comme si l’existence se réduisait à l’instant (“Nous nous tenons, jeune parfum, dans la fraîcheur de l’instant”). Un monde abstrait, sans circonstances. Pas de lieux déterminés. Pas de chronologie. Ni où ni quand. Un monde dont les protagonistes sont sans visage, un galet (image proposée par le poète) sans yeux pour voir et sans bouche pour crier.

     Les effets d’un lyrisme intemporel ? Peut-être.

     Pourtant, dès les premiers poèmes, on entend circuler dans les textes de Jean-Pierre Siméon une sourde menace et plus qu’une inquiétude, une angoisse dont les causes n’appartiennent pas seulement à la mythologie intérieure du sujet. Pas seulement, par exemple, l’effroi que suscite une mort inévitable : “Maintenant il sait maudire l’épée tenace que la mort lève sur ses circulations douteuses. Il le sait, il l’apprit de l’enfance du monde...” (Trente élégies de l’ardeur, 1985). Pas seulement la conscience d’une éternité problématique. “Combien d’heures aurons-nous passées sur la terre essentielles où le sens prend au souffle sa couleur et son échauffement ?” (Le sentiment du monde, 1984). Mais autre chose qui s’annonce comme une “sulfureuse mélodie”, des “échos meurtriers”, et donc les effets effrayants d’un monde malade, autre chose qui pourrait être “A chaque instant, le bruit des ténèbres, la suffocation des affamés, le cri des femmes délivrées, / les plaintes du paysage et la formule du poème... (Le sentiment du monde).

     Car le monde – le poète le sait bien – a ses deux versants : “Le monde, / comme un mendiant au cœur juste vous tend la main, / mais il tient un couteau dans sa manche...” et il n’est pas certain qu’il suffise de passer sur les plaies le baume du poème pour éteindre les brûlures d’une culpabilité diffuse (on se souvient du vers célèbre de Lamartine : Honte à qui peut chanter pendant que Rome brûle”).

     Alors ?

     Eh bien voilà soudain qu’en 1998, en même temps que l’écriture se rétracte sur l’espace de la feuille, paraît Le bois de hêtres, traduction de Buchenwald, lieu de sinistre mémoire, géographiquement et historiquement situé :  

 

LE BOIS DE HÊTRES

(Buchenwald)

 

Mais sur la route qui va d’Erfurt à Weimar, entre

l’incendie noir d’Hölderlin

et l’arbre des couleurs que Goethe convoitait,

le soleil doute.

Le ventre de la colline est atteint d’un gris lent et pur

Comme un chagrin.

O fontaine maraudée par le vent,

verte fontaine des innocents, dont nul ne sait plus la

transparence ni la raison,

tu cherches un corps à ton sommeil dispersé

comme un gisant de feuilles.

Ici le silence a le grain d’un papier aussi vieux

que le monde,

un papier cousu dans l’âme même des innocents

et sur quoi s’écrit le poème incertain et sans mots

d’une douceur brûlée.

Au jardin de Weimar dans l’averse des branches

le vent et la mémoires remuent,

et le soleil trie les ombres

dans nos yeux.

 

 

      Que s’est-il passé pour que le poème, soudain, revendique ses circonstances ? Il faudrait interroger le poète. Toujours est-il que désormais, sans abandonner le ton de la célébration, le poème fait entendre “comme des noms de femme / les noms de villes tourmentées”, dans le chant des pleureuses, / l’autorité de la souffrance et la persistance de la soif”, les “coups redoublés partout sous nos fenêtres”, “l’usure du ciel”...

      Il ne lui suffit plus d’inventer “un pays suspendu / dont la langue et la promesse / seraient le corps de la femme que j’aime.”. De proclamer avec quelque indulgence que “Sans doute oui nous aimons trop nos rêves / leur façon d’aube définitive / leur paraphrase grevée d’étoiles / mais quelle foi autre / tiendrait les hommes aux pieds lourds/ sur le devant de l’abîme” ?

      C’est donc logiquement que le poème accède à l’ambition plus vaste de la Fresque peinte sur un mur obscur (2002), dernier recueil de Jean-Pierre Siméon :

 

Et toi misère quels sont tes mots ?

quels chiens aboient aux basques du poète

qui passe comme un roi trop vêtu

et passe mourant de son effort

dans la ruine du monde ?

 

Ah  donc vivre ici

et chaque matin se reconnaître défait

dans chaque homme qui tombe

c’est comme nouer de ses mains

la corde des nuits

 

misère quel est ton nom

dans la langue des poèmes

affranchie des corps de la sueur des corps

et quel dans la langue des peuples

que trop la vie épuise ?

 

est-ce assez encore

que d’oser la main sur un visage

quand tout un ciel se dérobe

dans l’œil creux du supplicié ?

 

garde ma voix misère

dans ta voix creuse

Fresque peinte sur un mur obscur...

 

      La problématique est clairement énoncée : Que faire d’un monde souffrant dans le corps du poème ? La réponse, douloureuse, tourmentée, est celle d’une conscience à la fois inquiète et joyeuse qui aspire à “partager la mémoire du monde” sans pour autant renoncer aux exigences du message poétique (ni slogan ni catéchisme) et aux vérités de sa nature individuelle :

 

Puisqu’il nous faut marcher

avec un couteau dans les reins

et que notre souffle déjà

est inscrit aux registres des morts

notre seul talent sera l’imagination

et son crible qui retient

dans le fatras des volontés et des doutes

une forme heureuse

Fresque peinte sur un mur obscur.

 

      Bref, le poème revendique le dessein de réaliser ce paradoxe d’être d’abord un chant, un “miroitement” où s’inscrit, avec le visage de la femme aimée, un kaléidoscope de pures sensations et, sans proclamation hasardeuse ni endormante consolation, de faire cependant entendre – écho sonore – les rumeurs orageuses du monde et les révoltes de l’homme enchaîné :

 

Je dis pierre

pour que vous lisiez le mot pierre

pour que vous entendiez le mot pierre

mais aussi cette chose en dessous

qui a à voir avec votre enfance

– l’été la rivière –

mais aussi un amour peut-être

débâti par le vent

ou bien ce mur qui fait le bord vertigineux

du vide

 

et je dis l’homme ton orage

serré dans le poing

 

et si je cherche à genoux

dans le gravier des métaphores

le nom qui nous rend

à la beauté des corps

c’est que nul n’a assez de peau

pour éprouver l’air

que fait le mouvement du jour

enfin je dis que j’aime

pour que le monde paraisse

 

dans l’effort qu’accomplit le sang

dans mes veines

Fresque peinte sur un mur obscur.

 

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Pour une biobibliographie de Jean-Pierre Siméon, se reporter à la « Poéthèque » sur le site Internet du Printemps des poètes dont J-P Siméon est le Directeur artistique :

http://www.printempsdespoetes.com  

 

 

 

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Jean-Paul Giraux donne régulièrement aux revues  des articles sur la poésie et les poètes. Il a publié des proses brèves, des nouvelles noires et deux romans, à Editinter,  La lettre de pithiviers, préface de Maurice Rajsfus et, dernièrement , L''Amérique et les yeux du poisson rouge.

 

 

A consulter : http://monsite.wanadoo.fr/jeanpaulgiraux 

 

                       

                     http://passiondulivre.com

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] Aie ! Un poète, J-P Siméon Seuil 2003 : “Un livre sous forme de lettre à un correspondant intimidé par la poésie afin de lui donner des clefs pour l’apprivoiser” (Quatrième de couverture).

[2] Quoique, Chroniques citoyennes J-P Siméon Cheyne éditeur 1999.

[3] Cheyne éditeur  troisième trimestre 2002.