LE FAIT DIVERS DANS LES FORMES BREVES

 

(poèmes et nouvelles)

 

par Jean-Paul GIRAUX

 

 

      Le fait divers est un genre protéiforme qu’il est impossible d’enfermer dans une définition unique et précise. L’inventaire de ses thèmes de prédilection (le monstrueux, l’incroyable, le criminel), des types d’énonciation qu’il met régulièrement en œuvre (récit distancié, relation paradoxale, témoignage), des intentions dont il semble relever (informer, divertir), confirme cette constatation primordiale.
      En cela, au moins, il n’apparaît pas comme foncièrement différent de ces réalités, non plus journalistiques mais littéraires et tout autant insaisissables, que sont le poème et la nouvelle.
  L’admettre serait déjà beaucoup.
      Est-il possible de risquer davantage en affirmant que toute forme brève – poème ou nouvelle – se doit de rencontrer le fait divers en vertu de quelque chose qui ressemble à une vocation ou à une fatalité ?

***

      D’abord, on peut invoquer comme un signe que le premier polar de l’histoire littéraire (1841) est une nouvelle d’une quarantaine de pages, Double assassinat dans la rue Morgue, écrite, comme on le sait, par le poète et journaliste de langue anglaise, Edgar Allan Poe, et traduite en langue française par Charles Baudelaire, un autre poète à l’occasion journaliste lui aussi.
      Rien non plus n’interdit de verser au dossier la liste des auteurs ayant utilisé pour leurs nouvelles la matière brute du fait divers : elle est impressionnante, depuis Maupassant dans La petite Roque jusqu’à Le Clézio, dans La Ronde et autres faits divers (Gallimard, 1982), recueil de nouvelles dont Daniel Grojnowski nous dit que la première d’entre elles (14 pages) “aurait pu figurer dans un quotidien de la presse régionale” sous l’intitulé suivant : “Dénouement tragique d’un vol à l’arraché”.

      Mais il sera peut-être plus démonstratif de s’intéresser à des formes qui présentent l’avantage, dans leur raccourci saisissant, d’affirmer leurs intentions littéraires – elles sont écrites pour la délectation du lecteur – sans pour autant renoncer au fait d’allure journalistique qui les rend si proche.
    C’est ce qui se passe avec les célèbres « Nouvelles en trois lignes » de Félix Fénéon (critique littéraire et artistique de la première moitié du XXe siècle auquel Jean Paulhan a consacré un ouvrage élogieux) dont on lira les exemples suivants publiés dans le quotidien, Le Matin, en1906 et les années suivantes :

      “Au dénombrement, le maire de Montirat (Tarn) majora les chiffres. Ce souci de régir un grand peuple lui vaut sa révocation”.

      “Un plongeur de Nancy, Vital Frérotte, revenu de Lourdes à jamais guéri de la tuberculose, est mort dimanche par erreur”.

      “A Trianon, un visiteur s’est dévêtu et s’est couché dans le lit impérial. On conteste qu’il soit, comme il le dit, Napoléon IV”.

      “Prenant au mot son état civil, Melle Bourreau a voulu exécuter Henri Bomborger. Il survivra aux trois coups de couteau de son amie

      La leçon est claire : s’il convient de commenter ces proses « émaciées » (le mot est de Fénéon, lui-même), on dira, sans avoir à insister sur la nature de l’événement qui les rattache au fait divers, qu’on est en présence d’une écriture qui organise ce que Roland Barthes appelle un trouble de la causalité à travers une action et des données circonstancielles réduites à leur plus simple expression.
      Ainsi :
 – trafiquer les chiffres d’un recensement devient par hyperbole le « souci de régir un grand peuple » et une façon de dévoiler, par antiphrase, la vanité puérile qui se cache derrière toute ambition ;
– réduire l’importance des Dieux aux bégaiements d’un destin qui se contredit annule les allégations hasardeuses de la superstition ;
– feindre de prendre au sérieux les motivations d’un fou revient à inscrire la causalité dans le dérisoire et réduire la folie à son expression risible ;
 – la fatalité se banalise en s’incarnant dans le signifié problématique d’un nom propre.
      Bref, le fait divers reste patent, mais il débouche sur une réalité littéraire qui met en scène une transgression. Il s’accorde à la duplicité du mot « nouvelle » dont on sait qu’il désigne aussi bien un récit de pure fiction que le compte rendu d’une actualité.
     On se trouve dans une perspective comparable avec Les Quarante polars en miniature de Charles Dobzinski (Rougerie, 1983) qui donne à ses faits divers singuliers la forme libre du poème :

      [13]             On n’avait retrouvé pour arme du crime
                              Qu’une lettre de licenciement
                                  à laquelle était joint
                                     un dépliant illustré sur le mode
                                          de vivre sans emploi.

 

      [15]              Ayant enfreint dès sa naissance
                               le code routinier
                                  de la mort
                                      il fut condamné pour la vie
                                        à se tuer au travail.

       Cette fois, alors que le traitement littéraire s’affiche d’abord formellement (disposition du texte), la référence au fait divers apparaît de façon parodique au niveau du vocabulaire (arme du crime – code – mort - condamné – tuer) pour dénoncer les aberrations d’une réalité humaine et sociale.
      En dépit des idées reçues, il faut donc admettre qu’il y un bon usage du fait divers qui renvoie au poème en proposant au poète une image frappante, symptomatique, des malaises ou des déséquilibres de la société. Du coup, loin d’inviter à une évasion hors de la réalité, le fait divers y ramène par un effet de proximité qui fonctionne comme un certificat d’authenticité d’où le texte littéraire puise sa force de conviction comme on peut le vérifier avec le poème de Jacques Prévert, La Grasse Matinée (Paroles), qui n’est, à proprement parler, pas autre chose que l’histoire d’un fait divers :

[...]
Un homme très estimé dans son quartier
a été égorgé en plein jour
l’assassin le vagabond lui a volé
deux francs
soit un café arrosé
Zéro franc soixante-dix
deux tartines beurrées
et vingt-cinq centimes pour le pourboire du garçon

Il est terrible
le petit bruit de l’œuf dur
cassé sur un comptoir d’étain
il est terrible ce bruit
quand il remue dans la mémoire
de l’homme qui a faim.

     Ainsi comprend-on la fascination qu’exerce le fait divers sur les poètes contemporains et notamment sur les avant-gardes poétiques. Ce n’est pas un hasard si on voit Apollinaire et Max Jacob fonder en 1914 une société des amis de Fantômas et, quelques années plus tard, Desnos prêter sa plume à La Complainte de Fantômas :

 « Allongeant son ombre immense / Sur le monde et sur Paris / Quel est ce spectre aux yeux gris / Qui surgit dans le silence ?/ Fantômas, serait-ce toi / Qui te dresses sur les toits ?[1]

 Si, à la fin des années vingt, Jean Cocteau et Pierre Mac Orlan deviennent les collaborateurs du premier Détective et qu’André Breton, dans son Second Manifeste du surréalisme, s’empare du fait divers pour en faire quelque chose comme un élément basique de ses théories : “L’acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut dans la foule”.
 C’est encore Guillevic, grand amateur de romans noirs, qui intitule Fait divers un poème de Terraqué (1943) où on a noté, par ailleurs, que l’élément liquide qui circule à travers l’oeuvre prend souvent l’inquiétante apparence du sang répandu[2], le même Guillevic qui, dans Du domaine (1977), a inclus de nombreux poèmes dans un champ lexical en rapport direct avec le crime (« Dans le domaine / Que je régis, // J’enquête » - « Les crimes que recrachent / Les eaux nocturnes » etc.) confirmant ainsi que le poète, à l’instar de l’Enquêteur des polars traditionnels, pourrait bien être ce « déchiffreur d’énigme » dont parle Roland Barthes.

      Avec Jacques Simonomis, les emprunts au fait divers débouchent sur un surréalisme tranquille et un humour irrésistible que n’aurait pas désavoués Max Jacob comme on peut le constater avec La corde extrait de son dernier recueil, Un singulier grand ordinaire (Editinter, 2003) :

LA CORDE

      La corde enterrée sur la plage arrière ou dans la forêt m’intrigue au plus haut point. A coups de piolet, je la désincarcère. C’est du chanvre à peine entamé. Bientôt arrive un pendu. Sans cagoule, c’est un suicidé. Ou un crime qui passait par là. Le pharmacien n’y pouvait rien. Les flics me mirent en examen. Ses empreintes ressemblaient aux miennes comme deux verres de la même bouteille.

       Inventeur d’un fait divers que la commune exploiterait, on m’acquitta sans me payer. Je jetai la corde au premier tournant. L’ambulance m’écrasa. C’est un accident.

Jacques Simonomis

 

      Quant à Emmanuel Hiriart, il utilise, lui, le fait divers en renonçant à ce que Rolland Barthes appelle son immanence (tout est donné qui est nécessaire à sa compréhension) dans un recueil au titre explicite : Tante Agatha parle en dormant, Poésie : polar (Sac à mots, 2003) qui propose une contribution à l’histoire du roman noir. Pourtant, qu’on ne s’y trompe pas, on ne rencontre pas seulement ici, avec le thé et la marmelade d’orange, le reflet funambulesque de la Dame anglaise mais, parmi les indices ambigus presque sournois du quotidien – “ Le grincement d’un vélo / - Bonjour ! ¨- Vous nous quittez déjà ? ¨- Nous partirons tous un jour.” – toutes sortes de figures anciennes ou emblématiques (n’oublions pas les meurtres rituels avec ceux qui témoignent et ceux qui s’en lavent les mains) propres à marquer nos souvenirs comme autant d’énigmes ou de nostalgies : “Saurions-nous vivre sans fiction ? ” s’interroge le poète qui se sait nécessairement coupable, du moins suspect.

 

Un suspect

 

Tant d’amour

Pour les chats

Semble louche :

Sa maison sent le chat.

Ses rêves aussi sentent :

Sa voix

Surit comme les fruits

D’automne abandonnés

A leurs désirs

D’enfants.

Ses chats traînent partout :

Une saleté de vieux poète !

 

Emmanuel HIRIART

 

***

 

     Dans son excellent ouvrage, Fait divers et littérature, Franck Evrard a sans doute livré la clef essentielle qui permet de saisir les affinités unissant le fait divers à ces formes brèves que sont le poème et la nouvelle : “Le fait divers est un signifiant excessif qui ouvre sur des signifiés pluriels et ambigus”.

     Tout est peut-être dit.

     On retiendra en tout cas que s’il y a un bon usage du fait divers, c’est que, fondamentalement, il relève à la fois du romanesque et du poétique. Qu’il porte en lui les stigmates d’une transgression dont la célébration convient aux formes brèves – nouvelles et poèmes – pour exprimer la part maudite ou absurde de l’existence.

 

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Bibliographie sommaire :

Structure du fait divers, dans Essais critiques, Roland Barthes (Seuil).

Le fait divers, Annik Dubied et Marc Lits (Que sais-je ?).

Fait divers et littérature, Franck Evrard (Lettres 128, Nathan/Université.

Lire la nouvelle, Daniel Grojnowski (Lettres sup., Nathan/Université).

Du fait divers en poésie à la poésie du fait divers, J-P Giraux (Poésie sur Seine n° 39)


 

[1] Sur une musique de Kurt Weil, 1933.

[2] Cf. Un monde terraqué, J-P. Giraux. “Poètes du Raincy - Spécial Guillevic.”


Jean-Paul Giraux donne régulièrement aux revues  des articles sur la poésie et les poètes. Il a publié des proses brèves, des nouvelles noires et plusieurs romans aux éditions Editinter,  "La lettre de pithiviers", préface de Maurice Rajsfus, un policier qui se passe presque entièrement à Nevers, "L'Amérique et les yeux du poisson rouge" et un polarenpoch' préfacé par Jean Joubert, Le poinçonneur avait les yeux lilas.

 

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A consulter :   http://perso.orange.fr/jeanpaulgiraux/

 

        

                        http://passiondulivre.com/auteur-41983-jean-paul-giraux-.htm