> Le dossier

 

 

L’INVENTION DE SOI

 

 

Préparé par

Jacqueline Persini-Panorias

 

 

Pour laisser toute son ampleur à l’important travail de notre collaboratrice, la rédaction a jugé nécessaire de rompre un peu le bel (?) ordonnancement habituel des numéros de la revue… La charte graphique a été un peu chahutée aussi, pour offrir une autre respiration au textes ; ça ne fait pas de mal de temps à autre, non? Vous retrouverez les rubriques absentes de ce numéro dès le

 prochain. En attendant, nous espérons que vous prendrez plaisir à ce parcours original qui nous a paru du plus haut intérêt.

 

                                                                                                                                                                     Pour  l’équipe rédactionnelle, 

                                                                                                                                                                             le rédacteur en chef

* * *

 

« Où vas-tu donc Itzig

– Moi, je n’en sais rien

Interroge mon cheval »

(Itzig, Le cavalier du dimanche)

 

 

 

 

L’invention de soi ouvre l’énigme d’un vivant qui, aux prises avec le monde, avec les autres, tente de s’arracher à une identité close, d’ébranler ses repères pour tenter d’habiter un lieu ouvert à l’inconnu. S’inventer n’est-ce pas aller vers cette part obscure de nous-mêmes, approcher notre noyau de nuit source de 

 

L'invention de soi ouvre l'énigme d'un vivant qui, aux prises avec le monde, avec les autres, tente de s'arracher à une identité close, d'ébranler ses repères pour tenter d'habiter un lieu ouvert à l'inconnu. S'inventer n'est-ce pas aller vers cette part obscure de nous-mêmes, approcher notre noyau de nuit source de ravages, de répétitions comme de nouvelles naissances ?

Le langage dans son pouvoir de saisissement, de transformation, est susceptible d'ouvrir des commencements, et ce qui paraît opérant dans la construction d'un sujet comme d'un poème, n'est-ce pas l'invention de sens imprévisibles ?

 

L’invention de soi est inséparable de la question de l’altérité, de l’accueil plus ou moins grand en nous (et hors de nous) de l’étrange, de l’étranger, monstre ou merveille.

Les artistes nous y confrontent, nous invitant à pénétrer dans leurs régions insolites. Peut-être en mettant un temps nos pas dans les leurs, trouverons-nous un jour notre propre manière de marcher ?

 

Dès notre naissance nous sommes saisis dans les histoires de ceux qui nous précèdent. Notre page est déjà brouillée de dessins que nous ignorons.

De quel espace disposons-nous pour inscrire nos traces ?

Quand les gribouillages noirs prennent toute la place, reste la possibilité de leur donner une forme reconnaissable.

Alors un petit blanc peut naître où un dessin neuf aura quelque chance de se loger.

Dans la suite des générations repérer la place qui nous est désignée permet parfois de s’en écarter. Nécessité des pas de côté, d’enjambements pour faire surgir quelque trouvaille.

 

Les participants de ce dossier se sont affrontés à la question de l’invention

de soi.

Sans doute existe-t-il autant d’inventions de soi que de vivants et ce travail n’a d’autre prétention que de donner quelques visions singulières, ouvrir des pistes dans l’innombrable des possibles, ramasser quelques cailloux minuscules, inviter le lecteur à devenir Petit Poucet.

 

Comme des voyageurs affrontés au rugueux du réel, au coupant des rochers mais saisis aussi par la beauté des paysages, les participants (souvent écrivains) font entendre leur voix.

Leurs pensées affluent, attirent ou déroutent. Ils inventent leur marche et invitent non pas à les suivre mais à les accompagner un instant.

Des notes de journal au texte achevé, des balbutiements de la langue au travail forcené, ils témoignent en quelque sorte de leur présence au monde dont ils font advenir quelques éclats étranges et familiers.

 

Ceux qui ont pris des vêtements d’emprunt, des masques pour taire ce qui ne peut se dire.

Ceux qui sont nus dans la lumière, tirant le vert des feuilles.

Des sacs sont remplis de cailloux.

Dans les bagages, chacun emmène ses livres, se promène avec Henri Bauchau, Christian Bobin, Patrick Chamoiseau, Arthur Rimbaud, Jules Verne…

Fait-il jour, fait-il nuit quand on rencontre Bérénice ou Nicomède ?

Presque à notre insu, nous voici village ou paysage.

Des voix dévalent les combes obscures, se perdent dans des

labyrinthes.

 

Des paroles sont amarrées aux racines de la terre ou voguent dans des

bateaux frêles.

Des bouches s’ouvrent aux framboises ou aux vautours.

Avec un caméléon, un marcheur affronte le jour.

Et celui-là craint l’œil du tigre.

Sous la langue des grains froissent cassent les mots ou les caressent.

Dans la rencontre avec les autres se construit une passerelle qui s’écroule, se recommence.

On escalade un pois de senteur, on s’éclate dans une goutte d’eau.

On claudique autour des graines qu’on engrange pour des moissons

improbables.

Des gestes s’improvisent contre l’éclatement de soi, contre l’usure.

Dans un espace réconcilié l’air s’engouffre et il est possible de respirer.

La lumière des êtres et des objets ne masque pas l’ombre des cyprès.

Ancré dans la mémoire, on se donne le droit de voir, de construire, de

rêver.

 

À tâtons dans le noir des marcheurs avancent, sans prétention de voir clair.

À fleur d’encre, le paysage ne cesse de bouger, de se recomposer. L’instant se saisit et se perd.

Et parfois la fraîcheur d’un jardin brouille les yeux de l’oiseau de nuit.

Des voix, des traces se croisent dans un espace ouvert où se noient les réponses.

On griffe le sol ou on le parsème d’étoiles.

 

De la petite randonnée à la traversée au bout du monde, le lecteur est invité à voyager, à s’inventer aussi avec l’inconnu tapi au fond de lui dont peut-être quelques mots lui révéleront la rencontre.

Selon son choix, il se fera flâneur, coureur ou divagueur, s’arrêtera dans un jardin devant un arbre ou voguera à la recherche du capitaine Grant.

Peut-être en grappillant de ci, de là, arrivera-t-il jusqu’à sa maison qu’il ne reconnaîtra pas forcément. Et c’est en s’écartant le plus de sa vision qu’il parviendra à donner asile à ce qu’hier il avait banni.

 

Le chemin de l’invention de soi n’est pas une route droite mais chaotique avec des escarpements qui obligent à des détours, à des contours qui peuvent irriter ou aiguiser le désir.

La direction n’est pas assurée, la carte manque, les fils se perdent, se cassent.

On ne sait pas toujours où l’on va mais l’on va.