Jean BRETON ET « L’HOMME ORDINAIRE[1] »

 

par Jean-Paul Giraux

 

 

I C’est quoi, un homme ordinaire ?

 

     Celui-là a passé plus de cinquante années de son existence à vivre la poésie, la sienne moins peut-être que celle des autres en dépit d’un prix Apollinaire obtenu dès 1961 pour son recueil, Chair et soleil, et cela non pas dans un coin retiré du Parnasse, assis sur un petit nuage, mais bien au cœur du bouillonnement de la poésie vivante, au contact des poètes les plus importants et en allant au devant de rencontres qui se sont appelées Bataille, char, Cocteau, Cendrars, Henry Miller, Senghor, d’autres encore.

     C’est un homme du sud – il est né à Avignon – poète et revuiste, qui abandonne l’étude de notaire du père pour monter à Paris où il exercera toutes sortes de métiers dont barman, puis libraire, éditeur, pamphlétaire, créateur avec son frère Michel de la revue de poche à 1 franc, Poésie 1, critique pendant une dizaine d’années au Magazine Littéraire, homme de radio, poète toujours enfin.

     Un « homme ordinaire », quoi !

 

II Avoir 20 ans en 1950

 

     Jean Breton a très exactement 20 ans à la césure du siècle, et il aurait pu reprendre à son compte les paroles de Paul Nizan : « J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie ».

     Il est alors un jeune homme mince (il se dit « maigre, filiforme »), au tempérament nerveux, facilement révolté ou râleur mê-me s’il sait aussi se montrer charmeur et conciliant.

 

[...] Non ! Nous ne sommes pas promis aux anges

      ni aux musiques dosées des nuages bleus

      nous sommes vivants et criminels

      simplement vivants, criminels irresponsables,

      pour le court-métrage d’un bref tapis d’existence,

      sans crainte et sans espoir,

      l’œil braqué sur la pendule de l’Histoire,

      un verre à la main,

      lucides et fiers,

      capables de tous les bilans,

      prêts à nous faire couper la tête sans façons.

“Ce soir”, Chair et soleil[2].

 

     D’où lui vient cette révolte imprégnée d’angoisse dans laquelle on verra la marque d’une certaine jeunesse d’après guerre, mais révolte qui semble aller bien au-delà du simple conflit de générations ?

     L’Occupation, il n’en parle pas beaucoup (Il évoque les restrictions, et on apprend incidemment que le père était pétainiste), mais on comprend surtout que Jean Breton refuse d’être un héritier (le père tient la plus importante étude de notaire d’Avignon), ou alors un héritier qui rejette en bloc l’héritage. Lui, il veut ouvrir les yeux pour ne pas hériter de la cécité de la mère qui le culpabilise (ma mère aux yeux crevés, mon martyre) et surtout ne pas hériter de l’inauthenticité de cette lignée de mâles, ceux de sa race « au sperme jauni comme les feuilles de l’automne, / marins et pâtres d’eau douce,/ pédérastes du cœur à l’anus artificiel. / O père, joues couleur de Tavel, rouletabille de graisse,/ tu t’es trompé de foetus. / Grand-père que j’ai dit, mon tribunal te fusille, pâle Néron des Sorgues ! et toi l’aïeul neigeux du Finistère, quartier-maître de la flotte, / roule chaque soir dans un fossé, un chapelet / autour des poings... » (“Naissance”, L’Eté des corps).

     Il s’agit bien d’une exécution. Le meurtre du père avec tout ce qu’il représente est consommé sous les yeux du lecteur (Jean Breton parlera plus tard encore de « l’odeur hideuse des ancêtres »).

     Déjà, le jeune homme sait ce qu’il ne veut pas : « A seize ans, entre les travaux forcés du collège, la toile d’araignée familiale, la mimique sociale et la chair interdite, sans argent..., j’étais interdit de réalité. » (Un bruit de fête). Ou encore : « On me donnait un monde digéré par d’autres et sous la contrainte. Je n’en voulais pas sans contrôle ».

     Comme le souligne Pierre Chabert (né en 1914 – un aîné donc – ce poète, un temps professeur au lycée Mistral d’Avignon, est un observateur privilégié), se trouve ainsi visée toute la société bourgeoise, avec ses institutions et ses attendus de « bonimenteurs » (Un bruit de fête), pas seulement la famille mais aussi l’école des prêtres [3] pour laquelle il n’aura jamais de mots assez durs :...gardes du corps noirs, fourbes, confesseurs laids, je crache sur vos soutanes singulières...” (“L’école noire”, Chair et soleil) et tel extrait de 30 minutes de conscience (idem) :

     Il ne se voudra jamais partisan – citoyen, pas partisan – car il se méfie des théories qui “créent des pelotons de militants qui [...] chargent, dialectique au clair” mais, à vingt ans, même si les choses alors n’étaient pas aussi nettes, il sait aujourd’hui que sa personnalité était pour l’essentiel établie et qu’il avait déjà choisi son camp.

     Il restera cet “hérétique”, quelqu’un qui refuse de “plier le genou”, de se conformer aux modèles dominants comme le prévoit Henry Miller, l’auteur des Tropiques, “un briseur de tabous”, qui lui écrit, à lui et à ses compagnons d’Avignon : « Demeurez les hérétiques que vous avez toujours été. Ne vous adaptez pas, ni ne pliez le genou ».

 

III “Ce vaste Réel que je convoque et qui m’invente”

 

     En surface, rien ne semble gravement perturber cette existence (bonnes études au lycée Saint-Joseph d’Avignon puis à la fac de Droit de Paris). Mais en profondeur, le mal vivre est indéniable au point qu’on ne peut écarter – les textes semblent en tout cas l’indiquer contre Jean Breton qui s’en défend – l’idée qu’il y ait eu chez le jeune homme, à un moment donné au moins, jusqu'à la tentation (consciente ou inconsciente) du suicide.

     En tout cas, Léon-Gabriel Gros (rédacteur en chef des Cahiers du Sud où Jean Breton publie ses premiers poèmes) note que le jeune homme conjugue en quelque sorte le mal du siècle avec le nouvel uniforme de la jeunesse en faisant de lui « un Musset en blue-jeans » tandis que le poète, lui, confie au poème : « Certains jours, mon désarroi, mon désespoir sont si profonds, si répugnants, que je fane la joie à dix mètres à la ronde » (Je dis toujours adieu, et je reste, 1973).

     Quelle issue ?

     Ecrire :

 

     Ecrire, successivement, pour soulever nos peaux, respirer, saigner, nous prendre à découvert.

     Pour recoudre notre puzzle, tout en parlant de ces travaux d’aiguille sonore avec les autres.

     Pour faire signe. Pour nous justifier, pour enterrer l’échec ou pour freiner, de page en page, le suicide. Pour faire le ménage onirique, par thérapeutique.

     Par recherche de l’identité natale, par goût errant de l’absolu.

     Pour nous enrichir et pour tout perdre.

     On écrit pour toutes ces raisons mêlées.

     On écrit pour toucher terre, contre les refus de l’amour, contre l’origine souillée, contre les phares béants de la mort.

     Mais le pays natal, au moment où on l’accoste, se volatilise. Il s’appelait, bien sûr, solitude.

L’Equilibre en flammes © Editions Saint-Germain-des-Prés/Librairie-galerie Racine

 

     Car écrire sera en effet, le remède. A la condition, toutefois, que l’écriture soit aussi l’occasion d’un retour à l’authenticité, au réel sous toutes ses formes. A condition qu’elle soit l’occasion de dire Non au mensonge en poésie (L’Eté des corps)

 

IV Requalification de la poésie ou la recherche de l’homme ordinaire

     1 De la revue Les Hommes sans épaules[4] au manifeste de Poésie pour vivre

     Mais il ne suffit pas à Jean Breton que la poésie soit un espace de liberté, le « lieu où – précisera-t-il, plus tard – je n’aurais pas eu de justifications à fournir à quiconque, ni à ma femme, ni au flic, ni à Dieu », comme il l’éprouve au début des années 50 au sein d’un groupe d’amis poètes, (Pierre Chabert parle d’un clan, d’une tribu) rassemblés autour de la revue Les Hommes sans épaules dont le nom, emprunté à un texte de J.H. Rosny aîné, évoque les membres de la tribu des Wah et où la défense et l’illustration de la poésie s’exprime par une sorte de politique littéraire de la terre brûlée que Pierre Chabert évoque en termes catégoriques : « La révolte de Jean Breton et de ses amis était sans nuance, sans pitié ». - « On ne discute pas, on ne biaise pas, on casse ».

     Cette revue, créée par Jean Breton en 1953 avec son ami Hubert Bouziges, disparaîtra au numéro 8/9 (décembre 1956) après avoir publié : Patrice Cauda - Henri Rode - Gaston Puel - Pierre Chabert - Marcel Jouhandeau - Jean Tortel - Pierre Séghers - Serge Brindeau - André Marissel - Jean Rousselot - Albert Ayguesparse - Marc Alyn - Léopold Sedar Senghor - Henry Miller, etc.

     En 1959, c’est Le Pont de l’Epée de Guy Chambelland qui prendra le relais.

     Pour Jean Breton, dans un monde bouleversé par deux guerres et où la technique impose ses révolutions, la poésie appelle une requalification qui seule lui permettra de se renouveler et de survivre dans la conscience contemporaine. Elle devra désormais se préoccuper de « l’homme ordinaire », exprimer la commune condition des hommes qui travaillent, qui aiment, qui souffrent, être – comme toute culture – un moment de « la conscience en perpétuelle évolution que l’homme prend de lui-même et du monde dans lequel il vit, travaille et lutte » ( Jean-Paul Sartre). Tel est, en tout cas, le message que Jean Breton et Serge Brindeau – en « harmonie », le mot est de Brindeau – s’emploient à développer dans Poésie pour vivre, Manifeste de l’homme ordinaire qui sera publié à La Table Ronde en janvier 1964 et qui aura un retentissement certain qu’on peut encore mesurer aujourd’hui dans la nouvelle édition de 1982 au Cherche Midi.

     Aucun doute sur les intentions des auteurs : elles ont été précisées par Jean Breton dans son introduction à La poésie contemporaine de langue française, tomes 15 et 16 de La Bibliothèque de Poésie France loisirs, publiée en 1992 sous la direction de Jean Orizet : « ... nous pensions qu’en se rapprochant des conditions normales de l’existence, on pouvait renouveler les sources de l’aventure poétique. Enrichissement proposé au moyen des télex de la presse, de l’utilisation romanesque de l’anecdote, de pulsions moins guindées dans l’érotisme ; l’humour restant l’antidote, était prônée la défiance envers les idéologies et les formalismes systématiques autant qu’envers l’onirisme cultivé en serre ou la chanson de mirliton »

     En bref, attente d’un texte qui ne soit pas seulement « un objet verbal », mais « aussi cosigné par l’émotion ». Idée d’un « contre-feu » qui s’avéra inopérant contre le formalisme triomphant des années 70 (avec le structuralisme). Il écrit en tout cas : « Si je ne trouve pas dans une œuvre quelques pulsations de l’homme ordinaire, elle me paraît sans légitimité » (Un bruit de fête).

     2 La poésie de l’homme ordinaire

     elle évitera de ressasser. Point de cette poésie «  à cheveux blancs » qui pousse un peu partout. On rejettera donc la rime, mais il conviendra de se défendre de l’académisme du vers libre et de la prose. A chaque poète de trouver son propre tempo.

     On ne confondra pas poésie et chanson. « Poésie n’est pas rengaine », ce qui n’interdit pas de célébrer « le caractère populaire de la poésie médiévale » tout en s’offusquant sur un ton d’académicien qu’on ait pu faire entrer Léo Ferré dans la collection des Poètes d’aujourd’hui !

     Elle s’interdira l’hermétisme hérité de Mallarmé (l’exemple est donné d’un poème de Michel Deguy marqué par « un aspect sorbonnard et prémédité (comme un mauvais coup) qui ennuie»). En restant au plus près du jaillissement spontané, elle ne sera ni acrobatie verbale, ni populisme vulgaire, ni jeu gratuit, ni camelote folklorique. André du Bouchet est un « parnassien surréalisant » qui s’affirme comme le chantre du vide, l’exemple canonique de ceux « qui vont élire refuge dans quelque domaine retiré, obscur, inhabitable ».

     Elle se méfiera de l’engagement qui s’en tiendra « au ton généreux du poème ». Des formules choc sont proposées : « La poésie n’est pas une arme » - « Il n’appartient pas au poète d’ouvrir le feu ». Le manifeste qui revendique liberté entière pour le poète oppose curieusement la lucidité du citoyen (sur des bases scientifiques !) à la fantaisie, peut-être à la folie du poète. Au bout du compte, une belle formule : « C’est la poésie, en définitive, qui donne sa saveur à la Révolution. ».

     Elle se tiendra au niveau du quotidien, recevra l’anecdote (le fait divers est aussi la matière du poème) sans perdre de vue que « ...le poète n’est pas un être à part / ni un être au-dessus / Il n’est pas et n’a jamais été un être élu ». De ce point de vue, il est plus important d’écouter le bulletin d’informations que de déchiffrer son dernier rêve. Le poète ordinaire prend le métro comme tout le monde. Il n’a pas le temps de voyager dans les limbes. L’objet fait évidemment partie de son environnement, mais il refuse de se laisser dévorer par lui : il ne faut pas retrouver l’objet pour se séparer des hommes. La nature reste l’antidote à la jungle des villes, aux contraintes de l’existence (On note l’image convenue du clapier pour caractériser les HLM , « ces grands ensembles qui sécrètent les hordes d’adolescents asociaux »). L’amour y a sa place : « Tout peut se dire ». On sera prudent avec Dieu. L’inquiétude métaphysique est légitime, mais Dieu reste un luxe de riches.

     Elle fera une place à l’humour qui est « l’oxygène du lyrisme ordinaire » et qui permet de « renoncer à une conception hautaine et distante de la poésie ». Faut-il en écarter l’ironie qui dessèche selon Max Jacob ? Pas un ricanement mécanique, pas un alibi pour fuir, mais le contrepoison à tous les fanatismes.

     3 Bilan

     L’accueil de Poésie pour vivre fut contrasté : fondamental - courageux - niaiserie parfois divertissante - jeu de massacre - une morale de l’écriture - livre attendu - maladroit - injuste - hargneux. On lui reprochera son aspect normatif : que devient la liberté (la marginalité) du poète ? Ses contradictions (on perçoit en effet dans l’ouvrage un mouvement de balancier comme si tout message asséné appelait de lui-même sa rectification), en observant toutefois que Poésie pour vivre allait au plus urgent sans s’embarrasser des nuances et que cet élan a produit Poésie 1 et allumé des contre-feux à l’intellectualisme forcené de Tel Quel.

     Concluons avec Le Canard Enchaîné (février 1964) : « Contre les coteries de poètes, la vieillerie poétique, l’hermétisme ; pour un langage vivant, une mise en valeur du quotidien, pour l’amour et ses risques, qui n’applaudirait à ce programme ? »

 

V Le réalisme de Jean Breton :

 

     Ainsi, Poésie pour vivre souhaitait relier le poème à une réalité globale qui plonge ses racines dans le « vécu » des poètes. Et telle sera, en effet, pour Jean Breton la matière première de sa poésie. « J’ai la maladie du réel », écrit-il dans Un bruit de fête (1990). Et encore :

 

Pourquoi me l’étais-je caché à moi-même ?

Je suis un infatigable rêveur.

Mais je dois rêver vrai pour être heureux.

 

     Notons que pour atteindre ce « réel considérable » (expression empruntée à “Joie”, L’équilibre en flamme 1977), il convient alors de faire table rase, comme il est dit à propos du peintre Antoni Guansé (le double bien réel du poète ?) auquel Jean Breton consacre une série de poèmes rassemblés sous le titre Soleil à hauteur d’homme et dont nous proposons un exemple :

 

     Parmi nous, Guansé bâtit sa cité idéale – éliminant d’abord la cité d’hier, alourdie d’interdits. Défense de passer, de ruer, de penser ! Le peintre stigmatise la nuit des volontés que nous propose souvent l’urbanisme. Son bleu de profonde lagune dit non aux robots. Dans la clarté née de faisceaux de couleurs, ses immeubles sont des harmonicas. Les signalisations du carrefour cliquettent, détraquées. En gros plan, un visage de rescapé dresse sa tête élémentaire sur long cou bétonné. L’écran de TV circonscrit le lieu nul où l’on veut nous parquer – ou ces face à face aux rendez-vous exorbités, comme en rupture d’être.

     Guansé tire un signale d’alarme.

     Il sait que le soleil répondra.

(1975-1976)

 

     Chez Jean Breton, « tout dire » du réel, ce réalisme où il « s’invente », s’inscrit dans trois directions principales :

     1 Un engagement sans embrigadement

     C’est entendu, Jean Breton refuse « l’imbécillité régnante, contraignante, de la poésie engagée (marxiste, christique, voire humaniste tous terrains, ou bucolique régionaliste...) ». En fait, ce qu’il refuse, c’est l’embrigadement (« refuser de marcher au pas » dit-il). Aussi Jean Breton n’est-il pas un poète engagé, mais un poète qui peut aussi être engagé, sans rien de systématique, mais bien au-delà du « ton généreux du poème » que revendique le manifeste de Poésie pour vivre.

     Qu’on en juge avec tel passage de “La mer aux portes” (L’Eté des corps) :

 

Dans mon verre (tulipe décolorée), l’anis suce un jeton de glace.

O Réalité brute et d’une pièce, bulldozer qui boxe les dunes,

je me tapis derrière toi,

protège-moi ! apaise la rage du ventre.

Démolis les casernes où l’on humilie la jeunesse,

débarrasse-moi du sifflet des flics et de la bave des pasteurs !

 

     ou tel autre emprunté au flamboyant et long poème intitulé 30 minutes de conscience (L’Eté des corps) :

 

Poètes bourgeois, vous bavez devant les bibliothèques.

Je vous méprise un peu mes frères.

Ah, Paris, émeraude fanée à la boutonnière du monde,

descendre dans tes rues en érection :

spectacle gratuit, en vedette américaine

une charge de CRS sélectionnés pour la chasse aux syndicalistes.

J’ai les yeux pleins de larmes devant leur courage.

Tout à l’heure, la Télévision maquillera la vérité.

Je dois prendre mes jambes à mon cou.

D’un hélicoptère qui survole l’Aurès,

on balance un fellagha vivant

pour « mettre en condition » son camarade

– C’est marrant, un corps de salaud qui gigote...

– Tu parleras ?

Il n’y a pas d’oasis au pays de Souffrance.

[...]        ©Le Cherche Midi éditeur.

     2 La nature : 

     L’antidote à la jungle des villes ?

     Certainement :

 

     Quel recours ? – Les blocs de pierre, l’échelle piquée de vers, la brouette en bleu de chauffe sur le sable et la sciure du hangar. Se méfier des clous noirs au dos des planches ; s’ils mordent, lâcher l’eau oxygénée.

     A Pâques, on a détaché les haricots de leur flûte moisie pour les semer dans le jardin. Au matin, les cosses firent une fusillade dans la cheminée.

     Du fumier en miettes sur les labours, l’odeur épaissit le vent frais.

     Un ventre de femme a éclaté dans le soleil qui tombe à verse sur nos volontés.

     Quel recours attends-tu de la ville ? Il y fait toujours froid. On n’y échange que des mots, des caresses de passe.

(Je dis toujours adieu, et je reste) © Editions Saint-germain des Prés

 

     Mais aussi un contrat « naturel » avec la vie : « Ici la mort paraîtra cohérente – une entaille à la crosse du Temps. On accepte d’être un chasseur menacé. » (Confitures). Retrouver l’enfance (un réservoir d’images) et être à l’épreuve de la simplicité. Ecouter ses sensations : « J’ai besoin de te parler de terre de vent, d’arbres, d’oiseaux – toutes choses indiscutables qu’on peut saisir dans sa main, comme l’amour » (Chair et soleil). Mordre dans la pomme « en évitant l’impur » (Roulé-boulé).

 

     3 La femme

     Réalité primordiale : « Chaque fois qu’une femme paraît, quelque chose change. / Il y a un peu moins de détresse dans le monde » (La Mémoire, Le Sable, 2000). L’été des corps, en 1966 l’avait établi sans ambiguïté :

 

Beauté des femmes à en mourir

– de la saignée des jambes aux doux coussins des fesses –

O jupe qui moulez le muscle et la tiédeur,

le fin duvet, le bocal d’une taille.

Pitié : ne stationnez plus sur ma route.

Quand vous cinglez par tous les temps

– talon : autorité, sein : nourriture –

le décor secoué de fracas

racle la source d’origine.

Je suis tendu vers vos cibles solaires.

(“30 minutes de conscience”)

 

     Il y a dans le corsage des femmes une réalité à laquelle le poète ne sait pas résister. Il le dit : « Ils se sont taillé un talent dans le manteau du père. / J’ai préféré le corsage de la femme ». Un chercheur[5] s’amusera peut-être un jour à compter les innombrables occurrences du mot « sein » (singulier ou pluriel) dans les textes de Jean Breton : ils sont des quatre-saisons, comme les fraises, ils sont cerises (amères, rarement, mais parfois), « deux oeillets sous le corsage » ; sans gêne, ils se dressent, à mordre le vent, durs, offerts, « sacoches d’ambre », en « fusée », « double colt » ou « piquets de tente ».

     Après ça, comment s’étonner que la femme, dans l’œuvre de Jean Breton, soit célébrée jusqu'à l’érotisme. On se trouve donc devant un large choix d’excellents poèmes parmi lesquels on peut citer Odes aux passantes (L’été des corps), “La fouine” (Vacarme au secret), ou tel poème dédié à “Brigitte Bardo”t (L’Eté des corps).

     Maintenant, quel est le sens de cette célébration ? Une transgression de celui dont on a « piétiné l’enfance » avec une éducation hypocrite où l’amour physique est un scandale ? L’occasion de montrer sa passion pour une sincérité sans accommodement – toute nue – une « vérité en dents de scie » comme le suggère Jean Breton ? Un peu de tout ça ou encore, pour le poème, le psychodrame du « dire » à la place du « faire », ce qui permet au poète d’écrire : « J’ai  toujours préféré à tout – même à l’écriture – la rencontre de chair » (Fraternité...).

 

V Pour conclure

 

     Cette conclusion, on l’empruntera en partie à Jean Breton lui-même et à son dernier ouvrage, Le Péché immortel, où il donne la synthèse d’une “expérience de la poésie” qui porte sur plus d’un demi-siècle et dont la caractéristique est indéniablement – parfois au prix de contradictions assumées (les “dents de la scie”) et, peut-être, de quelques injustices (les professeurs, vous dis-je !) – la recherche passionnée d’une authenticité sans complaisance ni envers soi-même ni envers la langue :

“J’ai écrit pour dire que j’étais là, pour regarder le monde dans les yeux, pour me venger et pour jouir, sans écarter les autres du soleil, pendant que l’amour rôdait à pas de loup entre les pages.”.

     J’ajouterai que la poésie de Jean Breton mérite le soutien qu’elle reçut en son temps de Georges Mounin – qui aida à découvrir René Char : “J’aime tout, le souffle et le naturel, la substance et les rythmes », comme celui de Guillevic qui compara Jean Breton au premier Brecht, ce qui me conduit tout naturellement à poser la question :

     Finalement, le poète Jean Breton, est-il un homme si ordinaire ?

 

 

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Jean-Paul Giraux donne régulièrement aux revues  des articles sur la poésie  et les poètes. Il a publié des proses brèves, des nouvelles noires, L'allée du vingt et autres faits divers,  et des  romans,  notamment La lettre de Pithiviers, préface de Maurice Rajsfus et L'Amérique et les yeux du poisson rouge, à Editinter.

 

A consulter : http://perso.orange.fr/jeanpaulgiraux/

 

                       http://passiondulivre.com

 

 

  Bibliographie sommaire :

Poésie :

Chair et soleil, suivi de L’Été des corps (Le Cherche Midi éditeur 1985) –Vacarme au secret précédé de Je dis toujours adieu et je reste (Editions Saint-Germain-des-Prés, 1975) – L’Equilibre en flammes (Editions Saint-Germain-des-Prés, 1984) – Serment-tison (La Bartavelle éditeur, 1990) – Vacarme au secret et autres poèmes (Le Milieu du jour, 1996) – Nus jusqu’au cœur, poèmes et proses (La Bartavelle éditeur, 1999).

Prose :

Poésie pour vivre, « Le manifeste de l’homme ordinaire », en collaboration avec Serge Brindeau (La Cherche Midi éditeur, 2e édition, 1982) – Chroniques sur le vif, 1952-1980 (Editions SGDP, 1982) – Un bruit de fête, Journal (Le Cherche Midi éditeur, 1990) – La Mémoire, le sable (Librairie-galerie Racine, 2000) – Le Péché immortel, une expérience de la poésie (Le Cherche Midi éditeur, 2002).



[1]     On se souviendra que l’ouvrage de Jean Breton et Serge Brindeau  intitulé Poésie pour vivre, paru en 1964 à La Table Ronde, avait pour sous-titre : Manifeste de l’homme ordinaire. Réédition, revue et augmentée, Le Cherche Midi éditeur, 1982.

[2] On trouvera mention des éditeurs et des années de parution dans la bibliographie sommaire placée en fin d’article.

[3] En dépit de son amitié pour Pierre Chabert et Serge Brindeau, d’autres encore et tous professeurs, Jean Breton n’aime pas les enseignants en général auxquels il reproche d’être des cuistres qui ne peuvent s’empêcher de vivre dans le passé (cf. Le Péché immortel, Le Cherche Midi éditeur, essai : “Las, un poète sur deux est un enseignant !”)

[4] Deuxième série de la revue Les Hommes sans épaules, 11 numéros (Paris, 1889-1994). Troisième série en cours (Paris, n°1 en 1997, n° 12-13 en 2003).

[5] Un de ces pauvres professeurs au cerveau “anesthésié” ( !) par l’Université (cf. Le Péché immortel p. 94).