La contribution d'Emmanuel Hiriart au dossier critique.
(F : 300 fables d’aujourd’hui ; AC L’Arc-en-ciel de ma vie D Dialogues de notre amour. Ces trois ouvrages sont publiés par editinter) Couleurs Béarn
Couleurs du temps
Avant d’embarquer, oublions l’âge du capitaine. Lisons-le simplement.
Laissons passer le temps qui passe, laissons le courir dans la presse ; regardons danser le temps qui tourne, celui des mots et des saisons, le temps dont les contes tissent les robes du désir. La saison de Pierre Béarn, c’est le printemps
« car le printemps c’est le bonheur
de pouvoir moissonner l’hiver » (F)
c’est le temps du surgissement, des sèves fortes, de l’allégresse et de la fantaisie, de l’amour, de l’inachevé parfois... Une saison moins simple que ne le laisserait penser son apparente insouciance :
« Gémeaux j’ai mal j’ai mal j’ai maux d’être à la fois nuit jour la lune et son reflet, le soleil et l’éclipse,
le rêve et le réel, le dédain et l’amour
deux jumeaux émergés d’un œuf d’apocalypse »(D)
S’il sent déjà l’été (surtout le 15 juin, date de naissance du poète !) le printemps Béarn se souvient aussi de l’hiver. S’il y a des heures où
« le monde avait changé de forme
et nous dormions sur lui
car nous étions libérés
l’herbe parlait
et nous n’étions plus étrangers dans le champ » (D)
il y a aussi des jours plus froids où
« Dans la maison du bord de l’eau
ma voix cherche ta voix
et rencontre un écho moqueur » (D)
Certes on peut se consoler en se souvenant que l’absence a le pouvoir de «changer la lune en soleil » (F) mais il faut admettre avec lucidité que
« la beauté n’a qu’un printemps
vient un jour où tout s’effondre
la mort est un aliment ». (F)
Le bonheur n’a qu’un temps, et s’accompagne toujours dans les poèmes de Béarn de la conscience de sa propre fragilité. Ce peut être source d’inquiétude, parfois d’angoisse, mais le poète prend de plus en plus souvent le parti de s’émerveiller des métamorphoses du temps, en spectateur sans illusions, comme on regarde rêver les nuages :
« Le ciel était surpeuplé
d’une foule d’ours blancs
qui tout en se chevauchant.
semblaient tous paralysés
alors qu’ils donnaient naissance
avec une lenteur troublante
à des bêtes vêtues de neige
dans l’ampleur du sortilège » (F)
Couleurs du feuPas d’illusion donc :
« les mots ont des couleurs
changeant avec la lumière
on ne saurait les faire parler
que de l’instant.
les mots qui t’ont conquise
sont les mots qui te perdent » (D)
Cependant la lucidité n’est pas résignation : même s’ils deviennent plus détachés avec le temps, les poèmes de Béarn sont animés du feu d’une révolte libératrice. Révolte contre un monde sans âme, contre tout ce qui déshumanise l’homme. Par exemple le travail à la chaîne :
« les têtes des chaîneux morts à la vie qui passe stagnent
cloc, cloc, glou, glou, cloc, cloc, le massacre dolent
des figurants de cette foire
met sur le lit circulatoire
les têtes moissonnées du décapitement
et quand le contremaître ayant atteint le bout
se retourne enfin vers la chaîne
il découvre miton mitaine
un régiment de mains torturant les écrous ». (AC)
Ce monde déshumanisé est le royaume des chiffres «collés comme des mouches/ sur nos chaînes condamnées » d’hommes «décapités de Dieu » (AC) Béarn nous invite à rejoindre dans sa révolte
« le peuple libre des dauphins
qui tressait sur le dos des flots
une guirlande de zéros » (F)
Les vers des fables, eux, se jouent des mètres académiques. Ils sont mesurés, mais Béarn adopte, pour les diérèses et les e muets, l’usage courant d’aujourd’hui, chantant sa propre guirlande :
« un flamant rose à l’air fragile
sur ses deux pattes d’allumette
voulait jouer de la trompette ».
C’est dans les fables en effet, du moins à mon goût, que la liberté de Béarn, moraliste amoral amoureux de la Vie (avec une majuscule, en général) trouve sa plus sûre expression, dégagée des considérations discursives qui affaiblissent me semble-t-il certains de ses poèmes militants. Et puis cette forme de fiction poétique convient à ce poète double qui a toujours aimé les masques : dans les divers recueils de L’arc-en-ciel de ma vie et dans les Dialogues de notre amour il fait l’homme sous toutes ses formes : la femme, le marin et l’ouvrier, et même le nègre (au sens de Senghor et des négro spirituals)
« Nous sommes la nuit des faces noires
en marche vers la lumière
la nuit des faces noires
qui montent vers l’aurore
Nous sommes les affamés
Du soleil et de la liberté
(...)
Nous voulons que la nuit de nos cœurs
Se dissipe
Et que devienne lumineux
Notre corps
Nous voulons que s’illumine dans la joie
Notre cœur de douleur
Notre corps semblable aux autres »
Dans le jeu des masques s’élabore une valorisation de la diversité, de l’individuation (dont l’imagination, la fantaisie sont pour Béarn de puissants outils) dans le respect mutuel : un amour.
Couleurs d’amour
La poésie de Pierre Béarn n’est pas seulement révolte, elle est aussi, et d’abord, célébration (parfois dans le même mouvement). C’est l’amour en effet qui pour elle donne sens et valeur à la Vie :
« Avant toi
Les mots n’étaient que fruits verts
Eparpillés en jonglerie
Et voici soudain naître en fusée
Des mots qui brûlent
Des mots nouveaux
Plus vieux que nous
Dont la saveur nous illumine
Des mots flétris qui ressuscitent
Afin qu’à notre tour nous naissions au printemps
Amour !
Je prends enfin conscience de ma voix ». (D)
C’est ici la totalité des Dialogues de notre amour qu’il faudrait citer, long poème dialogué de l’amour, du désamour et de l’approfondissement de l’amour dans le désamour, poème de la fusion et de l’affirmation de soi. Dans ce cantique des cantiques d’aujourd’hui le sens de l’image de Béarn s’exprime de façon plus grave que dans les fables, mais avec une égale réussite. L’amour comme la poésie y passe par la fiction, par le rêve conscient que le mouvement du texte remet en cause pour le rapprocher de son centre. L’amour est amour de la femme, et d’abord amour physique, mais aussi amour spirituel (le lecteur aura remarqué au fil des citations qu’il y a chez notre poète un vrai souci de spiritualité, en dehors bien entendu de l’ordre des Eglises), amour de l’amour. Je choisis en guise de conclusion une strophe qui me semble, avec bien d’autres, condenser ces qualités dans son humanité tendue, comme une dernière invitation au voyage de la lecture ou de la relecture :
« Pacifié dans les herbes noires
ton visage est une lune
attardée dans le miroir d’un étang
Violant la lumière de ton front
mon ombre y fait glisser
des nuages qui la caressent
Mais ton corps n’est plus qu’un paysage
prisonnier d’un rêve
et j’hésite à détruire
tes reflets de lune ».