TANGUY ‑ TAPIES quand l'un à l'autre fait pièce par Daniel Leuwers
Tanguy. Un nom qui m'a toujours fait penser à « tanguer ». A Tanger, j'ai d'ailleurs cru voir un paysage de Tanguy, lorsque, par un matin très froid, la plage se lissait sous le balcon de mon hôtel et que la mer, perdue dans la grisaille, m'invitait à fixer, au premier plan, les détritus (ou les coquillages) qu'elle semblait avoir disposés sur le sable. En fait, ça tangue toujours dans l'idée que je me fais de Tanguy dont je n'ai pas vu tellement de toiles au fil de mon existence. C’est peut‑être la raison pour laquelle j'ai acquis sans ciller, dans le bac où le libraire de Noirmoutier place ses ouvrages d'occasion, ces Lettres de loin qu'Yves Tanguy a adressées à son ami, le peintre Marcel Jean. J'ai aussi acheté le catalogue d'une exposition Tàpies où s'est glissée une étrange lithographie du peintre catalan (j'y viendrai tout à l'heure).
C'est Tanguy qui d'abord m'a requis. Ses Lettres de loin, j'en ai immédiatement aimé le titre, non seulement parce que Tanguy est un peintre qui me demeure mystérieusement lointain, mais également parce que c'est un artiste qui, une fois les sédiments de son rêve disposés au premier plan de sa toile, ouvre celle‑ci à ce que Henri Michaux appelle le « lointain intérieur ». Yves Tanguy et Marcel Jean, tous deux natifs de 1900, sont deux bons amis soudés par leur compagnonnage parisien au sein du groupe surréaliste. Ils ont été longtemps les familiers des séances apéritives des cafés de la Place Blanche. Mais la guerre a provoqué la dispersion. Marcel Jean est parti vivre un temps en Hongrie, et Yves Tanguy s'est établi aux Etats‑Unis pour ne plus jamais rentrer en France. Il y a épousé la peintre Kay Sage et s'est installé' avec elle dans une maison baptisée « Town Farm, » à Woodbury dans le Connecticut, à deux heures de route de New York. Yves Tanguy mourra le 16 janvier 1955 ‑ce qui n'empêche pas Marcel Jean d'écrire, dans une note liminaire, que les lettres de son ami lui « ont été adressées de 1935 à 1956 » ‑lapsus étonnant où s'expriment peut‑être un désir d'étirer le temps ainsi que le rêve de recevoir encore des courriers d'outre‑tombe ‑‑comme si les paysages intérieurs de Tanguy continuaient de tanguer dans la mémoire orpheline de Marcel Jean.
Le souci constant des Tanguy (Kay Sage fait corps avec Yves) aura été de convier dans leur maison du Connecticut tous les amis surréalistes connus à Paris ‑et, avant tout, le premier d'entre eux, André Breton. Celui‑ci fera plusieurs haltes àWoodbury, dans le prolongement de son voyage en Martinique en 1941 (il est alors accompagné de Jacqueline et de leur fille, Aube), puis en 1946 peu avant son retour définitif en France (avec, cette fois, « une fille chilienne absolument charmante et éblouissante de charme et de gentillesse »).
Tanguy a un besoin vital d'être entouré et de reconstituer à sa façon le groupe surréaliste ‑ce qui lui donne l'illusion que les années parisiennes perdurent. Mais il est vite obligé de déchanter, voyant les liens se distendre et les excommunications se multiplier à l'envi. Le suicide du peintre Arshile Gorki incline André Breton à penser que Roberto Matta (que la femme de Gorki avait quittée pour une aventure avec lui) serait le responsable de ce drame. Le 19 novembre 1948, Tanguy ‑qui, lui, a vécu les événements de près‑ s'insurge contre la posture « morale » adoptée par Breton :
« Très franchement, je ne crois pas que ce soit une bonne idée d'attaquer Matta sur ce plan‑là ».
Par le jeu incessant des papotages, les choses finissent par s'envenimer et, en octobre 1949, Tanguy se plaindra de recevoir « une lettre d'André absolument insultante » avant d'admettre avec tristesse que « l'esprit de groupe a disparu depuis belle lurette ». De plus, il se rend compte que le fait de résider aux Etats‑Unis lui vaut des inimitiés et des jalousies hors de propos, car la vie en Amérique n'est, selon lui, guère plus facile qu'en France. Tanguy préfère un temps « faire le mort vis-à‑vis d'André », mais son exclusion des expositions surréalistes le blesse profondément, même s'il fait mine de s'en moquer auprès de Marcel Jean. Tanguy opte alors pour le persiflage. Le 16 octobre 1952, il note : « Vu une photo d'André Breton, homme de lettres plus que jamais ». Le 14 décembre 1953, il ne peut s'empêcher de se réjouir que Breton ait « été condamné à 100 fr. d'amende pour avoir tripoté les bisons » (allusion à une dégradation dans une grotte préhistorique) et il estime, narquois, que « c'est pas cher ».
Bref, le grand homme l’a déçu, et il ne reste plus à Tanguy qu'à préserver ses relations amicales avec des proches comme Marcel Duchamp, les Matisse, Max Emst, Matta, Miro, Seligman ‑des peintres comme lui.
Ce qui frappe dans la correspondance de Tanguy, outre son divorce forcé d'avec Breton, c'est l'absence de toute référence à sa propre peinture. Certes, il évoque ses expositions, parle de ses ventes, mais il na jamais un propos d'atelier. A un moment pourtant, Marcel Jean le prie de lui donner son sentiment sur des peintures récentes dont il lui soumet des photographies. Acculé, Tanguy lui répond, le 15 janvier 1948, qu’il n'est pas «qualifié pour juger ou seulement parler de la peinture des autres » :
« Ca devient immédiatement subjectif et en voyant une de tes toiles je pense très naïvement à comment je l'aurais peinte moi‑même avec les mêmes éléments. Et la seule chose qui me gêne un peu dans tes peintures c'est leur trop grande richesse. Tu comprendras tout de suite quand je t'aurai dit que ma préférée est La Pensée et Plaines mobiles et une autre malheureusement sans titre, où toutes les formes sont groupées à gauche du tableau et seulement quelques formes indiquées à droite ». Yves Tanguy n'aime assurément pas la « trop grande richesse » d'une toile, lui qui préfère se ménager de grands espaces de liberté et n'y inscrire que des formes regroupées. Dans le silence somnolent de ses tableaux, ces formes s'apparentent à des coquillages, à des foetus, à des larves. On peut quelquefois apercevoir des personnages en lévitation. On songe à Jérôme Bosch mais sans le fantastique macabre qui habite ses enfers, et aussi à Salvador Dali mais sans le souci qu'a ce dernier d'atteindre à quelque explication « paranoïa critique ». Tanguy affectionne plutôt les plaines mobiles où la pensée se regarde penser c'est-à‑dire atteint à l'aigu d'un rêve qui ne peut s'expliquer. Tanguy prend plaisir à choisir les titres de ses tableaux, et les toiles des amis qui trônent dans sa maison de Woodbury s'intitulent, pour Magritte, La Tempête, et, pour Chirico, Le Tourment du poète. Son souhait est qu'une toile de Marcel Jean vienne s'y ajouter un jour avec un titre de cette qualité. Car Tanguy aime beaucoup les mots, lui qui, intuitivement, acquiesce à cette hypothèse formulée par Jacques Lacan : «L'inconscient est structuré comme un langage ».
Au‑delà des images oniriques qui se donnent à voir sur la toile, il y a cet embrayeur indispensable que sont les mots du titre ‑et je finis par me demander si les tableaux de Tanguy n'auraient pas gagné en intensité si le peintre avait osé y inscrire des mots plutôt que ces formes évanescentes qui, dans son univers, tiennent davantage du fantasme freudien que de la matière verbale où tout finalement trouve son origine. N'est‑ce pas de trop loin que Tanguy voit ses rêves ? Alors ça se met à tanguer, et même à trop tanguer, au détriment des mots qui font défaut. On le constate dans une toile de 1927 au titre surprenant ‑et fort signifiant ‑ Maman, Papa est blessé ! Oedipe s'exprime trop pleinement dans un titre que la toile, elle, réprime.
Emporté dans le troublant tourbillon de cette rêverie, je détourne mon attention sur le catalogue Tàpies acheté en même temps que les lettres de Tanguy, et ce qui me frappe ‑à l'instar du poète Jean Frémon qui en a rédigé la préface‑ c'est l'omniprésence, dans les oeuvres du peintre catalan, de signes, de signaux et de mots. Tàpies aime non seulement les titres mais il se passionne pour les inscriptions sur les murs et pour la floraison toute contemporaine des graffiti. La peinture de Tàpies peut, en ce sens, être qualifiée de murale.
La lithographie de Tàpies glissée dans le catalogue à lui consacré révèle, en hauteur, un espace de gribouillis (le peintre semble s'y mouvoir avec une dextérité toute chinoise qui n'exclut guère l'apparition de ces croix qui jalonnent tout le chemin de l'artiste) et, au milieu, inscrit à la mine de plomb, un mot difficilement lisible (je crois y deviner, sans en être sûr, « Ortega », l'ami espagnol et, au demeurant, grand lithographe). Jean Frémon note à propos de la peinture de Tàpies : « Du graffiti des murs d'Occident, elle sait garder la primitivité, la gaucherie, l'agressivité particulièrement sensible dans les signes qui sont grattés et laissent apparaître le support sous‑jacent ». Les graffiti exsudent du matériau lui‑même qui s'apparente dès lors à un corps écrit. Pour Jean Frémon, « il n'est pas besoin de lire un graffiti pour comprendre son message érotique ou protestataire ». Le graffiti est le vestige d'une intense activité mentale, d'essence onirique.
Quant aux noms qu' Antoni Tàpies inscrit, au fusain ou à la mine de plomb, au sein de ses compositions, ils invitent à une lecture attentive. Regarder, c'est, en grande partie, lire, se lire. Le peintre convoque souvent les initiales de son propre nom (A. T) ou le voici qui écrit « Leonardo » un jour où il se surprend à avoir esquissé une forme qui ressemble étrangement au bras de Saint‑Jean Baptiste dans un célèbre tableau de Vinci. Les mots cherchent alors à imprimer en creux une identité improbable ou à se distancier de modèles trop encombrants. Quant aux croix omniprésentes dans le travail de Tàpies, elles désignent peut‑être l'inéluctable ascension vers la mort qui, par la grâce de la langue espagnole, peut s'inverser en amour (amor). Infinie richesse des mots qui sont seuls à même d'informer les formes.
Je retrouve au fond de ma bibliothèque un livre que le poète Jean Daive m'a jadis dédicacé. Il s'intitule Tàpies répliquer ‑ ce qui m'apparaît comme une belle réplique aux mots que le peintre implique dans ses toiles et dans leurs titres mêmes. Le merveilleux, chez Tàpies, c'est que sa peinture ne s'impose pas (comme chez Tanguy), mais qu'elle s'expose littéralement au questionnement de celui qui la regarde. Et Jean Daive, donc, de s'interroger :
« Comment peindre ce qui est le nom ? »
En s'exerçant peut‑être au « non ». Au refus de l'assimilation narcissique à soi ou en substituant aux noms des chiffres qui, comme dans les comptines enfantines, débusquent soudain le désir et l’expriment. Ainsi, Jean Daive considère une toile de Tàpies où « 8 donne issue au nom : le peintre, c'est le mur ».
Oui, c'est bien à ce mur que j'aime être confronté, bien davantage qu'à ces espaces tanguants de Tanguy dont j'ai l'impression qu'ils me volent ma disponibilité et qu'ils me maintiennent trop loin des mots et des graffiti de notre existence. Aux Lettres de loin d'Yves Tanguy, je préfère définitivement les chiffres et les lettres qui criblent les toiles d' Antoni Tàpies.
Dans le dictionnaire des grands peintres contemporains, Tàpies succède symboliquement à Tanguy comme la vérité d'un mot soudain arraché à ses formes trop lointaines et larvaires.
L'univers est bien ce mur où nous inscrivons les mots et les chiffres de nos jours. Mur qui peut nous incliner à rêver du lointain ‑mais d'un lointain qui, quelles que soient ses expansions géographiques ou géométriques, nous ramène à notre intériorité, seul point d'ancrage dans ce qui alentour tangue et ne fait que tanguer. A Tanguy, Tàpies fait pièce.
Références :
Jean Daive : tàpies, répliquer, Paris, Maeght, Collection médiane, 198 1. Yves Tanguy : Lettres de loin à Marcel Jean, Paris, Le Dilettante, 1993. Tàpies, Paris, Galerie Maeght Lelong, Repères, Cahiers d'art contemporain, n'7, préface de Jean Frémon, 1983.